Dmitri SAVITSKI

PASSÉ dÉcomposé,
FUTUR SIMPLE

Roman
traduit du russe

LEXTRAIT

Kim Chouïski sauta pour la première fois du train à onze ans. Cétait en Russie, au début de lautomne, et le vent faisait voler les feuilles mortes et les papiers gras le long du quai de la gare de Saltykov. Dans le tambour, qui sentait le tabac, lair rance était imprégné dhaleines puant la bière et de relents de transpiration dhommes moroses, mal rasés. À lépoque, les portières souvraient vers lintérieur et il nétait pas encore question de contrôle automatique. Kim portait un pantalon couleur de ciel, confectionné par sa mère pour son anniversaire. En avril, il en avait coincé la jambe droite dans la chaîne de son vélo, en ville, et elle avait été recousue à la machine avec du fil gris. Kim tenait son maillot délavé de marin, trop large, de lun de ses cousins, élève officier à lécole Nakhimov. Sa casquette en cuir râpée laissait pointer une mèche rebelle châtain clair.

Debout dans le cadre de la portière ouverte, Kim regardait le quai qui fondait sur lui, les grands sapins dans lesquels le soleil brillait encore comme en plein été, et il sentait sur sa nuque la curiosité obtuse des adultes.

Depuis longtemps, il simaginait ce premier pas, ce saut dans le vide. Pendant plusieurs nuits au cours de lété, à la datcha ces nuits remplies du bourdonnement des moustiques, du chant des grenouilles, de la clarté lunaire qui sécoule avec la force dune cascade à travers les basses branches poilues des sapins , il avait à demi rêvé et à moitié vu en songe la manière dont il allait sauter : prenant position, penché en arrière et en biais, à la portière, il se jetterait ensuite crânement sur le quai rendu bleu marine par une averse, et, après quelques enjambées nonchalantes sur deux ou trois mètres, il simmobiliserait sous les regards admiratifs qui le suivaient depuis les fenêtres mouvantes.

Il avait observé plus dune fois, avec envie et le cœur battant, des gars de banlieue aux pommettes larges, des soldats en permission ou des types de lusine de ciment, à lallure empotée, donner limpression de tomber du tambour étouffant du train de banlieue lancé à pleine vitesse. Les élèves officiers de lécole de lair, des costauds vêtus de vareuses repassées aux plis parfaits, sautaient, eux, par groupes.

Mais le meilleur était sans conteste un célèbre joueur de football qui venait presque quotidiennement rendre visite à la fille dun général, poitrine haute et cheveux dorés, qui habitait près de létang, dans un pavillon de conte de fées, en brique rose, entouré de gigantesques roses trémières et de pivoines. Le footballeur se décollait de la paroi couverte de graffitis obscènes et se penchait dehors. Le vent passait sa paume sur ses cheveux et semblait vouloir déchirer le large col de son maillot du Dynamo, en dégageant son cou puissant et sa poitrine bronzée. Il sautait lestement dès le début du quai, alors que la rame roulait encore très vite et que les freins grinçaient à peine. Lespace dun instant, il demeurait comme suspendu dans lair, une papyrossa entre les dents, les mains dans les poches de son large pantalon de toile, puis il se posait en douceur, amortissant le choc dune simple flexion de ses jambes puissantes et arquées, sans avancer dun pas, tournait le dos au train, retirait la Bielomor [1] du coin de sa bouche, crachait pour faire chic et disparaissait entre les buissons de sureau poussiéreux, à lendroit où un trou souvrait dans la palissade qui entourait la gare.

Cette première fois, Kim regarda trop longtemps le quai qui semblait flou à cause de la vitesse.

 Alors, mec, tu fais dans ton froc ? fit une voix rauque derrière lui.

Kim, sans écouter un mot de plus, fit un pas dans le vide qui volait vers lui, et le monde, à lenvers, le frappa par le haut et le côté, puis le traîna sur le ciel râpeux de lasphalte.

Dhabitude, les écorchures et les meurtrissures de Kim guérissaient comme celles dun chat : une semaine passait et une nouvelle peau rose brillait déjà sous la croûte arrachée. Cette fois-là, ses paumes, ses coudes et son dos mirent un mois entier à se remettre. Sa mère lui faisait des compresses de camomille, passait ses plaies à la pulpe daloès et les enduisait de pommade de calendula. À son grand étonnement, elle ne le grondait pas.

Lété suivant, à peine sétaient-ils installés à la datcha, que Kim, encore tout blanc après une année en ville, prit une nouvelle fois le train de Moscou, en resquillant, et sentraîna à sauter à chaque gare. À larrivée dans la capitale, ses genoux tremblaient et un arc-en-ciel vivant flamboyait dans ses yeux baignés de larmes.

À quatorze ans, à la suite dun pari, il sauta les yeux bandés  à loreille , expliqua-t-il aux curieux. Son meilleur ami, Boris Zavadski, perdit et lui apporta le jour même son bien le plus précieux : une paire de jumelles Zeiss, butin de guerre quil tenait de son père.

Kim et sa mère habitaient dans le vieux quartier de Zamoskvoretchie une pièce qui faisait angle dans un ancien hôtel particulier. Trois colonnes ioniques ornaient la façade de la maison, qui croûlait de vieillesse. Lenseigne dune agence pour lemploi des invalides était accrochée à la porte dentrée. Des manchots vêtus dénormes manteaux râpés, de capotes sans épaulettes ou de vestes ouatinées usées fumaient dans le vestibule en jetant des regards sombres sur une Diane, jadis en marbre, peinte dune couleur de bronze terni et tenant un débris de lance à la main.

En roulant vers la réception sur un plan incliné en bois, les culs-de-jatte renversaient la tête en arrière pour regarder le plafond noirci où des anges dodus, criblés de traces de balles qui leur avaient donné la petite vérole, regardaient tristement le sol à travers le voile de crasse brunâtre qui obstruait leurs yeux. Une pancarte décolorée était suspendue au-dessus de la porte latérale qui donnait sur lappartement communautaire. On y lisait :  Appliquons dans la vie le code moral des bâtisseurs du communisme !  Dessous, quelquun avait ajouté à la main, en caractères tordus, une inscription indiquant quon était prié de sessuyer les pieds.

Les ornements des anciennes pièces étaient divisés par les cloisons des chambres, ces dernières ayant été découpées après la révolution en volumes géométriques déroutants. Les Chouïski avaient droit à la moitié dune cheminée, à la moitié dun miroir et, au plafond, aux jambes dune déesse qui volait vers la chambre voisine. Cétaient de petites jambes, enveloppées dans les plis dune robe dalbâtre et qui senvolaient également chez les voisins. Quant aux lattes du parquet qui couvrait le sol du couloir et des pièces, elles étaient enfoncées comme les touches dun piano à queue délabré. Les deux fenêtres de la chambre donnaient sur la cour, où fleurissaient début juin des lilas urbains anémiés, alors quen septembre des dahlias ensanglantés inclinaient lourdement leurs têtes sous les draps et les chemises qui voletaient sur les cordes à linge.

Couché sur un lit étroit et désormais trop court, Kim observait à travers les branches des peupliers, dans ses jumelles Zeiss, les fenêtres de limmeuble den face. Des abat-jour, tous identiques, roux ou jaune citron, y nageaient comme des méduses et, devant les vitres, des chats dormaient parmi des forêts de cactus et dhortensias.

Par lencadrement dune fenêtre du troisième, on voyait un vieillard, ratatiné comme un Chinois, immobile tel un bouddha. À côté, au même étage, une jeune femme en blouse blanche apparaissait le soir, sur les coups de dix heures. Elle se déshabillait toujours avec la même fatigue et les mêmes mouvements mécaniques, en jetant dans la cour un regard indifférent et vide. La blouse disparaissait dabord puis, tout en bâillant, elle défaisait lentement son chemisier, un bouton après lautre. Avant de dégrafer son soutien-gorge, elle levait les coudes révélant ses aisselles sombres pour retirer les épingles de son lourd chignon et faisait retomber ses cheveux dun brusque mouvement de tête. Après quoi, elle portait les mains à son dos Kim ressentait alors de la chaleur et une certaine gêne sous la couverture à carreaux qui le grattait et elle arrachait le soutien-gorge de sa généreuse poitrine, comme on pèle une orange.

Lespace dun instant, elle se ranimait et il semblait à Kim quelle le fixait à travers lombre mobile du peuplier. Mais le regard sestompait et le visage séteignait, bientôt suivi par la lumière de sa fenêtre.

Seul le vieux Chinois demeurait assis à la sienne, loreille tournée vers lextérieur, comme sil écoutait le ressac nocturne de la rue.

Un soir de printemps, les jumelles Zeiss et la jeune infirmière qui bâillait et sétirait provoquèrent chez Kim une étrange convulsion. Heureusement, sa mère était absente et il resta là, gisant sous la couverture, humilié et bouleversé. Son corps, ou du moins une partie de son corps, possédait une autonomie effrayante.

Lorsquil porta de nouveau les jumelles à ses yeux, un homme tondu aux épaules larges, en maillot bleu, se tenait à la fenêtre de linfirmière et allumait une cigarette. Lhomme propulsa une bouffée de fumée à lextérieur, regarda dans la cour, dit quelque chose en se tournant à demi vers lintérieur, puis tira les rideaux, dun geste brusque.

Seule la fenêtre du vieillard resta allumée, comme toujours, jusquà minuit. Le vieux crapaud restait assis dans la même pose, immobile, les yeux vitreux, souriant. Lidée quil était peut-être mort traversa Kim.

Sa mère lui avait dit un jour quelle le connaissait. Il sappelait Matveï et, quand il était encore un jeune garçon, il avait servi chez son grand-père, comme chauffeur de poêles ou comme gardien.

À cette époque lointaine, lhôtel particulier appartenait entièrement à leur famille.

Lhiver de lannée où il fit son service militaire, Kim parvint à maîtriser la technique de saut sur le quai verglacé. Il atterrissait doucement, sur ses jambes repliées, en écartant bien les bras. Dès que ses légères chaussures dété touchaient la glace, il faisait un brusque demi-tour à cent quatre-vingts degrés et glissait à reculons parallèlement au train qui freinait. Cétait déjà dun autre niveau, du grand style salué par les applaudissements du public, à lexception, bien sûr, de la milice de la gare. Ses chaussures à la semelle fine glissaient comme des patins Le danger résidait dans le fait que, jusquà son atterrissage, Kim ignorait si la fine couche de glace nétait pas rongée par le sel, ébréchée par les pelles ou sous les tourbillons de poussière de neige saupoudrée de sable de rivière roux.

Plus dune fois, Kim sétait retrouvé projeté sur le côté, à la renverse ; plus dune fois, il avait tournoyé sur une jambe, les bras écartés, comme un clown exécutant une danse dun folklore inconnu, pendant quil freinait avec lautre tout en essayant de garder léquilibre. Un jour de mars, en rentrant avec Boris de Lianozovo, où ils gagnaient quelques sous en déchargeant des wagons, il sauta sur la glace un peu fondue, granuleuse, et perdit léquilibre dune manière si brusque, si brutale, quil saccrocha au col de renard dune femme qui passait dun pas rapide sous les gros flocons de neige tiède. En riant, elle le frappa assez fort sur la main, mais le retint dans sa chute. Il lavait enlacée par inertie, mais il resta dans ses bras jusquà la fin de lété.

Maïa habitait aux environs de Moscou et lon accédait à son village de datchas, assoupi, où la neige sincrustait pratiquement jusquà la mi-avril, par une gare de chemin de fer calme et proprette. Elle était mariée, mais son mari avait été condamné pour diffusion dauteurs interdits, et il était en prison depuis plus de quatre ans. Après sa libération, il avait lintention de partir soit pour les Etats-Unis, soit pour Israël.

Elle était parvenue à sauver de la confiscation la plupart des livres de son époux. A la suite dun coup de fil de Moscou, elle avait eu le temps de les transporter dans la datcha inoccupée des voisins. Pendant ces quelques mois, si vite passés, Kim lut tout ce qui nexistait pas à la surface de la vie. Il savait déjà que une Erica prenait quatre copies [2], que la lecture de 1984 était punie demprisonnement, quil y avait une clandestinité littéraire, mais il nimaginait pas que cette vie clandestine pût se nicher dans le grenier spacieux dune datcha, encombré dun canapé défoncé, de piles de vieux magazines, de chaises bancales et de bocaux de verre vides, soigneusement protégés par une vieille couverture et des journaux, qui attendaient la Journée de Fabrication des Confitures

Plus tard, il apprit avec étonnement que son ami Boris connaissait la Quatrième prose de Mandelstam, par cœur de surcroît, ainsi quElena Gouro, Platonov, Pilniak, lécrivain émigré toqué de petites filles, auteur dun guide populaire des routes dAmérique, et même Vivekânanda.

Au cours de cet été lointain, ils se mirent à parler un langage étrange, fait de morceaux de citations. Il suffisait que lun deux vît une babouchka, sous le pont, près de la gare de Biélorussie, vendre dénormes brassées de lilas opulents, fraîchement cueillis, pour que lautre démarrât au quart de tour :  Lartiste nous a dépeint des lilas la profonde syncope  Et dès que lon mentionnait un rasoir, il tirait de sa mémoire les  lames Gillette , ces petits mots soigneux du diable [3]

Ce fut une année de transformations. De gamin maladroit, aux pommettes saillantes, son ami Boris devint un jeune homme timide aux joues roses qui souffrait daccès de rêverie dont la force le faisait littéralement tomber hors de la réalité. Lorsquon lappelait ou quon lui tapait sur lépaule, il ne sortait pas de son autre monde mais senfonçait dans celui-ci, regardait autour de lui dun œil hagard en battant des cils comme une jeune fille et marmonnait une bribe de phrase tout à fait hors de propos.

De Piter [4], Genia Smokov, ballettomane et obsédé dopéra, venait voir les Zavadski. Il avait sept ans de plus que Boris et avait déjà publié, dans une maison déditions de province, une fine brochure imprimée sur du papier gris, presque de lémeri, consacrée à Maria Callas, Donizetti et Bellini. Sous son influence, la passion de lopéra sajouta à leur amour des lettres. La mère de Kim leur donnait des cours ditalien deux fois par semaine. Et à lécole, ils nageaient tous deux dans langlais, la brasse et le crawl. Cest à cette époque que Kim, après avoir souffert à la lecture dun volume mité de Joyce, trouvé par hasard dans un magasin doccasions, à Sretenka, donna à Boris le surnom de Kinch.

 Come up, Kinch. Come up, you fearful jesuit

 On va à pied jusquà Sivtsev ?

 Che dici ?

Et Kim ajoutait, en ouvrant en éventail les pages dun livret fripé :

 Regnava nel silenzio alta la notte e bruna mais cest Frank Sinatra ! Le début de Strangers in the Night ! Regnava nel silenzio

Août fut pluvieux, dégoulinant deau. Lorsquil revenait en ville, de chez Maïa, et quil sautait sur le quai de la gare de Biélorussie, Kim manquait souvent de se rompre le cou. Pas à cause de ses semelles glissantes sur lasphalte mouillé, ni parce que les mégots, les pages de journaux et autres déchets détrempés étaient plus dangereux que le verglas de mars, mais à cause de cette faiblesse jubilante qui érodait son corps. Cétait sa troisième année dentraînement à la lutte sportive dans un sous-sol mal éclairé, chaussée de Leningrad, et la seule fois où la vitesse et la faiblesse accumulées le firent tomber, il sen tira dune habile roulade, comme le lui avait appris le maître de sport Gamboulaïev, tout en protégeant son lourd Zenit chromé de sa main écartée : cétait son premier appareil photo et il ne sen séparait plus.

Lors dune assemblée générale tenue dans la cuisine, parmi les borborygmes émis par des casseroles de toutes tailles, les colocataires de lappartement communautaire acceptèrent de lui céder, en guise de labo, un cagibi encombré situé au bout du couloir lépreux : une pièce aveugle de quatre mètres carrés, traversée par un orgue de tuyaux humides, gargouillants et glougloutants, doù se détachaient et pendaient des croûtes de peinture.

Sa première photo représentait le Kremlin. Un Kremlin noyé, dilué dans les flots. Son reflet. La journée était ensoleillée, avec des filaments de nuages. Lobjectif grand angle du Zenit saisit le Kremlin dans sa totalité, dune tour à lautre, et aussi le clocher dIvan le Grand, la cathédrale de la Dormition, des voitures sur le quai, des enfants et des retraités qui promenaient leurs chiens sous la haute muraille, ainsi que le reflet, allongé en biais dans la rivière, des tours et des toits, des coupoles et des croix, des créneaux et des nuages au-dessus des bulbes dorés.

En développant la photo, Kim garda seulement le bas, ce reflet du Kremlin dans les rides de la rivière, quil agrandit. En plaçant le cliché sous verre, à la place dun portrait de groupe de comédiens qui jouaient une quelconque pièce de Tchekhov, il le mit à lenvers : les croix et les coupoles pointant vers le haut.

Le Kremlin noyé, fantôme de lhistoire de la patrie, arracha à sa mère une exclamation pathétique, ce qui ne lui ressemblait guère. Au sujet de la photo sépia du groupe, elle dit, en se détournant pour se moucher bruyamment dans un mouchoir à carreaux :  Cétait près dAloupka, en Crimée. La famille de ton grand-père, les Chouïski. Ils possédaient un domaine, là-bas  Et, rangeant le mouchoir dans la poche de son tablier, elle conclut :  Tchekhov ! Mon Dieu ! Vraiment, Tchekhov ! Un spectacle idiot que plus personne ne joue 

Le père de Kim était vivant. Il habitait un gratte-ciel stalinien, stalagmitique, bâti sur le quai qui faisait face au Kremlin, et il se déplaçait en limousine noire avec chauffeur. Ils ne sétaient jamais vus. Il écrivait des pièces de théâtre. Mais une seule de ses œuvres, Les Étoiles de midi, quil avait écrite avant la guerre, était jouée dans la capitale comme en province.

Sa mère sefforçait de persuader Kim que son prénom nétait pas labréviation russe dInternationale communiste de la Jeunesse, mais avait été choisi par son père, Innokenti Chouïski, en raison de sa passion pour Kipling.

 Et pour sa profession principale, ajoutait-elle, sarcastique.

Mais ce nétait plus de son plein gré que Kim sautait des véhicules tout-terrain de larmée, lancés à pleine vitesse : Kalachnikov dans la main droite, pans de capote retournés, barda et pelle de sapeur dans le dos ; sous ses pieds, la grasse boue sibérienne, les herbes sauvages piétinées ou bien la neige bleuâtre.

Il sautait également en parachute et, au bout de la deuxième semaine dentraînement, à la suite dun pari avec son inséparable copain Zavadski Boris faisait larmée, lui aussi , il réussit à déboutonner sa combinaison et à écarter les sangles croisées qui lenserraient : un jet élastique se pulvérisa instantanément, arrosant le visage de larroseur.

Les trente-sept mois de service se traînèrent indéfiniment. Pendant le deuxième été quil passa là-bas, Kim parvint à se la couler douce en travaillant comme photographe de la garnison au club de larmée. Les revues sur limmense place darmes, les exercices de tir, le nettoyage des armes, les exercices physiques, la relève de la garde, lorchestre du régiment et le nettoyage de la caserne : tout cela selon le capitaine Roudenko, un petit Ukrainien roux, profondément bouleversé par sa réussite, car il avait à peine trente ans devait  être véritablement transfiguré par les photos en noir et blanc pour évoquer notre drapeau rouge .  On vous procurera de la pellicule en couleur pour faire de belles photos en noir et blanc , ajoutait-il.

Sur les photos de lépoque, qui sentaient le vilain simili cuir et leau de toilette bon marché, les boucles et les boutons briqués, les bottes et les mentons soigneusement lustrés des conscrits de deuxième année, appelés  faisans , et des anciens brillaient à vous éblouir. Le menu fretin de première année navait pas sa place sur les photos : il avait lair débraillé et pitoyable. En règle générale, les hommes de troupe, même pris dans les conditions  optimales  définies par le manuel de Kozyrev, sous les rayons obliques du soleil couchant, semblaient toujours de cent watts plus ternes que les sergents et les officiers. Quant aux engagés, ils avaient tous lair endormi et féroce à la fois, le service ne laissait plus sur eux son empreinte grasse.

Sur les clichés de Kim, lorchestre du régiment, une bande dalcoolos qui, avec lautorisation de létat-major, jouait tous les samedis au dancing de la ville, se reflétait entièrement sur lembouchure et les côtés de lhélicon : des nains et des girafes, en casquette, sur le fond carré des fenêtres de la caserne. Sur les murs de la cave où Kim faisait ses développements, dans le club de la garnison, étaient punaisées des photos de tilleuls aux têtes baissées, à la file, comme chez Pasternak, aspergés de peinture verte à la veille de larrivée à Moscou dune mission dinspection, menée par un général, et qui restèrent en vie toute une semaine après son départ. Il y avait aussi la tête contractée par un objectif de dix-neuf millimètres de la jument de la garnison, Aristo, de son vrai nom Petite Étoile, qui tirait vers le poste de garde une charrette de caisses vides. Il y avait le Paternel le colonel Razgoudine aux cheveux gris coiffés en brosse, léger comme une jeune fille malgré sa taille gigantesque à qui lon donnait du feu avec un briquet, lors de lentraînement au tir, la nuit, les mains protégeant la flamme. Le club de photo ne disposant daucun trépied, Kim coinçait son appareil photo, un Praktika est-allemand, entre deux boîtes de cartouches vides et prenait des photos dont le temps de pose allait de trente secondes à deux minutes, en chassant doucement les moustiques, pour ne pas ébranler sa construction improvisée.

Sur ces clichés, le ciel nocturne était cinglé déventails lumineux dessinés par la trajectoire des balles de fusils-mitrailleurs ; sur lun dentre eux, le Paternel, un peu flou parce quil avait bougé, debout à côté dune Jeep, souriait à Sarymova, la chef du service médical ; ses bottes en similicuir, sous les éclairs des balles, brillaient dans les hautes herbes, près dune bande de sable froid, gros grain, parsemée de douilles. Le Paternel sen octroya un cliché, quil plaça dans un sous-verre, sur le bureau de son QG, près du téléphone. Le lieutenant Sarymova, une Tatare au visage sombre et aux lèvres pleines, soignait beaucoup de ses patients grâce à une méthode peu orthodoxe, cest pourquoi le privilège de se retrouver à linfirmerie signifiait plus que de tirer au flanc.

Kim recevait la pellicule par rouleaux de trente mètres et ne lépargnait guère. Le Praktika captait avec précision les scènes de la vie quotidienne, séditieuses pour les journaux muraux de la garnison et pour le petit journal local, mais inestimables pour les archives de son opérateur : le tambour du régiment sur lequel les musiciens désœuvrés tapaient le carton à six mains ; les quarts en émail remplis dalcool clandestin, à soixante degrés, avec lesquels on trinque au-dessus dun tas de mégots amoncelés dans une boîte de cartouches posée sur les bajoues de Khrouchtchev ; ou bien la caserne pendant la sieste, après le déjeuner : des rangées de lits superposés sur lesquels, dans les rayons poussiéreux du soleil dété dardant par les fenêtres grandes ouvertes, des jeunes gens musclés rivalisaient dans un sport non olympique : faire claquer le plus fort possible sur son ventre son organe génital en le relâchant, armé comme un chien de fusil, après avoir fait ressort en le tirant vers le bas.

De la vie quotidienne, qui se traînait ennuyeusement, le trente-cinq millimètres de lusine de Leipzig découpait les nuques des recrues, éclairées par les rayons du projecteur de cinéma, le pourpoint doublement percé de Gérard Philipe (un drap troué servait décran), le lourd similicuir des bottes dans la boue noire des chemins dautomne, des bottes, des bottes, des bottes jusquà lhorizon, jusquà lendroit où la boue terrestre sunissait à la boue qui se déversait du ciel

Il photographiait les murs sombres de la buanderie enfumée, les vareuses et les portianki [5] suspendues au plafond, une guitare tenue par les bras criblés de taches de rousseur du caporal Iouchtchenko et sa tête blonde quand il fredonnait, les yeux fermés, en plissant son front étroit :  Ah, que sa poitrine est petite 

Aux annales de cette époque appartient aussi une scène prise dans les bains : lenfer blafard dun énorme baraquement au plafond bas et embué, aux murs écaillés, couverts de grosses gouttes vivantes, aux tuyaux rouillés, aux fenêtres grillagées (allez savoir pourquoi) et une centaine dombres efflanquées, floues, des baquets dans les mains, ou sans baquets, faisant la queue pour leau chaude ou cherchant un banc libre, ou encore frottant le dos dun gars du pays. Le centre de cette scène, laxe autour duquel tourbillonnait lessaim des ombres, était le maïor Karatchaïev, un bonhomme dune soixantaine dannées, sans ceinturon ni vareuse et, pour tout dire, à poil, qui se tenait sous une ampoule nue de trente watts. Son ventre descendait en plis jusquà laine, jusquà la filasse avec laquelle il se frottait lentrejambe, la bouche intensément ouverte et les yeux écarquillés. Kratchaï les soldats lappelaient ainsi était veuf, et bien quil disposât dun appartement en ville, il mangeait, dormait et se lavait à la caserne.

Kim prenait ces photos en cachette, en calculant à lavance lexposition et la profondeur de champ, et conservait les clichés, par précaution, chez des copains de la section mécanisée. Certains négatifs présentaient des défauts regrettables : des taches, des points et des astérisques incompréhensibles. Il avait dabord cru la pellicule défectueuse, mais une fois arrivé au poste de contrôle où lon surveillait la partie souterraine de la ville dA-Tomsk [6], il comprit que ces anomalies étaient dues aux radiations.

Parfois, il gagnait quelque argent en photographiant de bonnes tronches, braves et tendues, au regard figé Les gars posaient en serrant leur Kalachnikov dans leurs bras, casquettes crânement vissées sur loreille, ou bien vêtus seulement dun caleçon de satinette, soulevant dans chaque main un poids de seize kilos au-dessus de la tête. La cantine de la caserne ne permettant pas de manger à sa faim, ces petits revenus les autorisaient, Boris et lui, à se payer des festins une ou deux fois par mois. Ils senfermaient dans le labo et se gavaient de sprats, de pommes de terre cuites, de vrai fromage et de saucisson, en arrosant le tout de cabernet bulgare. Kim se rendait lui-même en ville pour faire les courses en posant une demande de sortie chez lofficier de garde : il manquait tout le temps de fixateur, de papier n 3 et dampoules rouges qui restaient allumées en permanence. Cétait Statsinski, le joueur dhélicon de la fanfare, qui introduisait sans faille alcools et spiritueux dans la caserne en les dissimulant dans le ventre de son boa constrictor de cuivre.

Ils bénéficièrent de cette bonne planque jusquà la fin de septembre. Le dernier dimanche du mois, les deux amis ayant une permission de sortie jusquà dix heures du soir, ils se rendirent en ville dans leurs tenues brossées et repassées, comme deux ballerines. La ville navait de ville que le nom. Cétait une zone interdite où vivaient les ouvriers et les ingénieurs des usines souterraines. Mis à part lalcool sibérien, la pêche à la ligne qui livrait des produits douteux et les rixes, elle noffrait aucune distraction particulière. On trouvait en moyenne une fille potable pour vingt garçons et les soirées se passaient immanquablement à chanter en chœur des refrains de la pègre et à se bagarrer. Quant au poisson, il était douteux pour une simple raison : les brochets et les carassins du coin affichaient, comme tout le reste, une radioactivité de plusieurs milliers de becquerels

Deux autochtones, toutes deux élèves de terminale, les attendaient ce jour-là dans un petit appartement aux murs passés à la chaux à la manière villageoise, dans des tons tirant sur le bleu. Ils les avaient draguées au club de la caserne, lors dune rencontre avec la population locale. Ce soir-là, Boris avait lu ses vers libres, provoquant lindignation du chef du service politique, pendant que Kim samusait avec son tout nouveau flash. Galia et Valia étaient restées au bal et, après avoir goûté à lalcool pur allongé de sirop de framboise, elles sétaient laissé entraîner, non sans résistance, dans le laboratoire de photo, où elles avaient permis aux deux vaillants soldats soviétiques dexplorer leur somptueuse topographie.

La fraternisation avec la population locale sétait arrêtée là. Elles avaient néanmoins invité Boris et Kim à un dîner à la fin du mois. En se dépêchant de rejoindre leur dortoir avant lextinction des feux, ils sétaient juré de ne pas faire les malins avec leurs supérieurs, de bien cirer leurs bottes et de gagner honnêtement les permissions en ville.

Dans les dernières heures de ce clair dimanche de septembre, ils se débarrassèrent tous deux de leur chasteté accumulée, Boris sur un lit mou, si défoncé que le matelas touchait le sol, et Kim dans des conditions de combat plus compliquées, dans la cuisine pleine de vaisselle sale. Les deux filles de terminale, Sibériennes passionnées et robustes, voulaient ardemment le mariage : partir pour Moscou, quitter la zone, les barbelés, les radiations, la Sibérie. Elles abordaient sans ambages les questions du sexe et payaient davance.

Boris et Kim, pour qui elles étaient les premières femmes vivantes depuis deux longues années dincorporation, se soûlèrent joyeusement et, à peine sortis de la maison, se bagarrèrent avec une patrouille des troupes de construction. Cela aurait pu navoir aucune conséquence particulière car ils faisaient tout deux de la boxe et couraient les trois kilomètres réglementaires tous les matins, mais, dès quils eurent semé la patrouille, ils décidèrent de continuer à boire, den rajouter absolument. Comme tous les magasins dA-Tomk cest-à-dire lunique magasin dalimentation étaient fermés, ainsi dailleurs que la pharmacie locale, où lon pouvait se procurer de divines décoctions à lalcool contre la toux et autres durillons du cervelet, ils firent irruption, par une fenêtre du rez-de-chaussée habilement défoncée, dans le bloc opératoire de lhôpital, en sachant très bien que les serviteurs dEsculape gardaient toujours une réserve dalcool pur.

À une heure du matin, Boris, revêtu dune blouse blanche nouée de travers dans le dos, de gants de caoutchouc mal chaussés laissant voir des cloques dair au bout des doigts et dun masque blanc à travers lequel il avait enfoncé une cigarette, proposa à Kim une appendicectomie : pourquoi ne pas le débarrasser dun organe dont personne na besoin dans cette putain de vie ? Cette idée les fit rire aux éclats.

Torse nu, la culotte de cheval déboutonnée mais en bottes, Kim sétendit sur le billard, froid à donner des frissons, et son ami denfance, le caporal Boris Zavadski, dit Zavad, ou encore Zavadilo, riant à travers la gaze brûlée par la cigarette, tenant dune main un verre dalcool tiède allongé deau du robinet et, de lautre, un scalpel bleu, lui fit dans la partie inférieure droite de la cavité abdominale, rousse de liode encore frais, une incision qui ne semblait pas vraie. Boris plaisantait vraiment et tenait le scalpel en lair, ou presque, et même le sang ne jaillit pas tout de suite. Il ny eut dabord que quelques gouttes, comme des grains de rubis, mais lorsque Kim, qui tenait également à la main un verre d anesthésique , tenta de se relever, le sang gicla pour de vrai, les dégrisant tous les deux sur-le-champ.

Linfirmier de service, réveillé par les rires et les cris, sut arrêter lhémorragie et poser des agrafes en proférant des jurons fort professionnels.

Boris rendit visite à Kim, au service sanitaire du régiment, deux semaines plus tard : après ses jours darrêt, il avait les traits tirés, le visage rouge, hâlé par le vent, et les yeux enflammés, tout aussi rouges, mais il était gai et mordant et parlait du déchargement des wagons de ciment comme sil sétait agi de vacances en Crimée.

À sa sortie du dispensaire, Kim rendit le labo photo à un rengagé moustachu et indolent de lintendance, brûla quelque trois cents photos dans un vieux seau et, à la première occasion le sergent Lozine se rendait à Moscou, pour lenterrement de son père , fit parvenir un rouleau de négatifs chez lui. Il fit dix jours darrêts et fut affecté à la garde de linstallation souterraine dÉtat n 17, classée d importance spéciale  : il devait rester debout, sa Kalachnikov en bandoulière, à lentrée de la salle 33-A, pour contrôler les laissez-passer des travailleurs en combinaison synthétique de protection, tout en transpirant dans la muselière de son masque et en accumulant les doses dirradiation.

Le PF produit final était transporté hors de la petite zone dans un puissant camion, entièrement couvert dune bâche noire et escorté par trois camions blindés, deux Jeep et une Volga du KGB.

Luranium enrichi constituait la production principale des installations souterraines. Les produits dérivés en étaient la leucémie, les suicides et la peur chronique.

Boris, dégradé en soldat, fut pris de cafard bien quil ne lui restât que onze mois jusquà la quille. Il eut lidée de simuler la folie pour être réformé. Il écrivit à Moscou, au professeur Snejnevski, une lettre critiquant son dernier article sur la  schizophrénie torpide [7] , paru dans la revue Zdorovie. Il fut aussitôt interné dans un asile des environs doù il décrivait, dans de longues lettres kafkaïennes quil faisait sortir grâce à un chauffeur de ses amis, des pédés  attelés comme des wagons  que lon soignait avec des injections hormonales et un grand escogriffe conducteur de tracteur qui, en état débriété, avait eu des rapports intimes avec une chèvre.

Ce dernier, convaincu que lanimal lui avait refilé une vilaine maladie, certifiait aux médecins que ses intestins étaient remplis de vermine. Le pauvre type les suppliait de  linciser durgence et de le nettoyer de lintérieur , ce qui lui avait valu dêtre envoyé à lasile. Il tenta à deux reprises de souvrir le ventre lui-même : une fois avec des ciseaux volés et lautre, alors quon lavait isolé, avec un tesson de verre.

 Le docteur Slavtchouk, écrivait Boris, assez barjo lui-même, avec sa gueule renfrognée une fois pour toutes, cherchait tout le temps à savoir pourquoi le conducteur de tracteur croyait quune chèvre soviétique ordinaire avait pu lui passer une sale maladie. Et le grand gars timide, aux énormes battoirs rouges et aux yeux presque albinos, détournait la tête et marmonnait que la chèvre était  tristounette pendant le coït  La rencontre fatale avec la chèvre, concluait Boris, avait eu lieu le jour où sétait marié le frère du gars, qui, apparemment, convolait avec la dulcinée de ce dernier. Notre Hercule se soûla et rencontra son destin cornu aux cils papillonnants dans un étroit sentier de forêt 

Pendant les manœuvres qui déferlaient sur la région comme des vagues, Kim avait eu maintes fois loccasion dassister à de tels mariages, dans les villages. De grands seaux démail, remplis de vodka, étaient généralement posés à lentrée ou près du perron.

Vers le Nouvel An, Boris fut définitivement réformé. À son retour à Moscou, il tomba en vrille dans une vraie dépression, sans frime, et ne donna plus de nouvelles pendant deux mois. Lorsquil sortit de lhôpital de Pokrovo-Strechnevo, il envoya à Kim une lettre sombre dont les paroles crissaient comme des morceaux de coton sale et gris. La dernière phrase était :  On nous a salopé trois années entières de notre vie. 

Kim fut démobilisé à la fin du mois de novembre. Au changement de train à Novossibirsk, la neige tombait à gros flocons et, à Moscou, sous une pluie glaciale, les voitures pataugeaient dans une boue épaisse. Comment recommencer à vivre, voilà qui nétait pas clair.

Après les bottes de larmée, les chaussures de ville lui semblaient légères comme du duvet. Ce ne fut pas sur le quai, mais sur le talus, dans lherbe parsemée de pissenlits et deuphorbes, que Kim sauta un matin de juillet 1969 : le rapide Moscou-Kharkov ne sarrêtait pas à la petite gare discrète, un peu à la Bounine, du village où séjournait, cet été-là, létudiante aux yeux clairs de lécole Stroganov des beaux-arts qui, en octobre, épouserait Kim dans le triste bureau de létat civil de larrondissement Moskvoretski, à Moscou, et qui, après quarante minutes dattente, recevrait son certificat de divorce dans la même administration officielle et ennuyeuse mais au rez-de-chaussée en avril 1970.

Son habitude lui sauva la vie à deux reprises. La première, elle lui épargna la rencontre dun couteau dans un train de banlieue, près de Dolgoproudnaïa, alors que deux sinistres ostrogoths ivres lavaient acculé, pour samuser, dans un coin du tambour couvert de crachats et que, après avoir reçu chacun quelques coups brefs, ils avaient sorti, lun un coup-de-poing américain et lautre un couteau de sa propre fabrication. Dun coup de pied, Kim ouvrit toute grande la portière. Elle battit un moment. La nuit était humide et noire. Le train navait pas encore repris de vitesse après le dernier arrêt, et Kim savait quaprès la courte passerelle sur laquelle les roues venaient de résonner, il y avait une pente douce, couverte de gravier. Sans cesser de fixer le couteau des yeux, il esquissa une feinte, saisit à tâtons la poignée mouillée de la porte et, dès quil toucha la marche avec son pied, il fit un pas en arrière, dans la nuit. Il tomba, la tête rentrée dans les épaules. Pendant que les roulades soumettaient son dos et son arrière-train aux bourrades de racines et de mottes invisibles, il grinçait des dents en suffoquant de rage.

Mais il avait pris la seule bonne décision : il craignait les couteaux plus encore que les balles. Même le couteau en bois que tenait le roux capitaine Tsyrioulnikov, à lentraînement de sambo, lui faisait une peur bleue.

La deuxième fois, la technique du saut le sauva de la prison : il séjecta dune Volga du KGB, au tournant situé près de lhôtel Rossia, là où lancien bâtiment de la Bourse était percé des orifices noirs de ses innombrables passages.

On avait fini par larrêter après une phase dintimidation plus douce et des exhortations proférées dune voix paternelle à se comporter comme il faut pour avoir organisé des expositions de photos sans autorisation. Sa Russie en noir et blanc de petites villes de province, de baraquements de soldats, déglises détruites et souillées, divrognes dans la rue, de putes dans les gares, horribles comme des péchés mortels, de fonctionnaires majestueux sous leurs chapeaux enfoncés jusquà leurs oreilles décollées, dartistes non conformistes barbus faisant la noce, est devenue un classique en Occident.

Son album de deux cents pages, De lautre côté du miroir rouge, fut édité à Francfort, puis à Paris, à Londres, à New York et plus tard, partout

Kim aurait préféré une édition dépouillée, sans commentaires, mais, hélas, Lutz Schafuss, si docile à Moscou, si généreux et attentif, agrémenta le recueil du texte dun célèbre dissident quune mégalomanie féroce et chronique faisait écrire de manière pathétique, mais peu cultivée : dune certaine façon, ce nétait guère différent des articles de la Pravda, mais dans un registre idéologique opposé.

Le capitaine Kolomeïets, un type sympathique et robuste au nez de boxeur et aux yeux de jeune fille, montra sa carte professionnelle à Kim avec le geste de celui qui vous montre une photo porno dans un lieu public.

La perquisition ne donna rien, bien que les gars balourds ils se ressemblaient tous de la brigade de Kolomeïets eussent mis sens dessus dessous le logement des Chouïski. Ils regardèrent même à lintérieur de la demi-cheminée et derrière le demi-miroir, soulevèrent quelques lattes de parquet et ouvrirent en éventail, lun après lautre, les livres des trois bibliothèques.

Ils parvinrent néanmoins à trouver quelques photos. Sur lune dentre elles, une jeune femme aux cheveux défaits courait à sa rencontre à travers de hautes herbes, et le ciel lourd, déchiré par lorage, se baissait comme pour une attaque. Elle riait en renversant la tête en arrière et en tendant les bras en avant, comme si elle allait tomber. Des gouttes de pluie ou de sueur coulaient le long de la courbe doiseau de son cou, de sa jeune poitrine et de son ventre à peine arrondi : elle ne portait pas le moindre vêtement.

Dans la même enveloppe, on trouva quelques photos de Boris : près de léglise dIvan-le-Guerrier, rue Dmitrov, sur un court de tennis, à Sokolniki, fardé et portant perruque pendant un réveillon avec des amis de lInstitut des langues étrangères une Parisienne bronzée, Yvonne, la bouche arrondie, lâchait un nuage de fumée de cigarette vers lobjectif. Un portrait de sa mère, quelques jours avant sa mort, était posé sur le demi-manteau de la cheminée. Elle se tenait assise près dune fenêtre envahie de ficus et de pousses de citronnier, entourée de coussins, un livre français glissant de ses genoux, et regardait dans le vague, à côté de lobjectif, à côté de la fenêtre, des buissons de lilas vaporeux qui moussaient derrière le feuillage noir des ficus.

 À côté de la vie, occupée à palper une douleur sourde, pensait Kim.

Le Kremlin noyé, sa première photo, décolorée et marquée dune bande jaunie de ruban adhésif, gisait sous le canapé, en compagnie dune noix et dun mouchoir poussiéreux dune époque inconnue. Kolomeïets le prit avec deux doigts et le secoua avant de le tendre à Kim. Cétait le slip de soie grise dune beauté oubliée.

Avec un gentil sourire, Kolomeïets accusa poliment et timidement Kim doutrage aux bonnes mœurs : létudiante des beaux-arts qui courait dans les hautes herbes pouvait provoquer parmi les masses populaires des frissons un peu malsains.

 Ben alors, il faut les soigner, vos masses populaires, fit Kim.

 Il ny aurait pas assez daspirine pour tout le monde, rétorqua le capitaine.

On installa Kim dans la Volga, entre deux types costauds. Mais, à Ordynka, près du grand magasin dalimentation, lun deux sortit et Kim, tout en parlant avec Kolomeïets du dernier film de Bertolucci, se déplaça subrepticement vers la portière de gauche. Il eut de la chance : cigarette entre les dents, Zajadie, son voisin, se pencha par-dessus le dossier du siège avant pour prendre du feu dans les paumes en vasque de Kolomeïets. Lorsque la flamme bleue éclaira son visage de paysan et ses poils mauves, Kim ouvrit la portière dun brusque mouvement et se jeta en roulé-boulé sous les roues dun taxi qui venait en sens inverse. Le taxi fit une brutale embardée, renversa une poubelle et grimpa sur le trottoir dans un grand grincement de freins, tandis que derrière lui un autobus de lIntourist tintinnabulant émit un profond barissement et barra la rue après avoir percuté la Volga.

Kim, dabord en sécorchant les paumes, à quatre pattes, puis sur ses deux jambes, sélança vers un escalier.

Il connaissait la vieille Bourse comme sa poche. Il traversa la galerie supérieure, le long des bureaux notariaux et des comptoirs de revendeurs fermés pour la nuit, dévala les marches de marbre usées de lentrée et se retrouva en bas, dans une ruelle calme et sombre. Il coupa alors à travers une cour intérieure plantée de tilleuls et ornée de bancs, dépassa léglise rose et proprette de Saint-Pierre-et-Saint-Paul et se retrouva dans Krivokolenny. Là, à la troisième fenêtre à partir de langle de la rue, vivait un fana du cool, un géant du jazz, pianiste au restaurant Aragvi, Sania Monk, Goldstein de son vrai nom. Monk était vraiment un ami de confiance. Il donna deux cents roubles à Kim sans y réfléchir à deux fois et promit de transmettre une lettre à Schafuss, ainsi que dassurer au citoyen Chouïski une invitation dune certaine tante Ida, qui vivait près de la gare abandonnée dun chemin de fer turc, dans la chaude ville de Beer-Sheba.

Trente heures plus tard, Kim était allongé sur un matelas bourré de foin, dans une mansarde, sous de bas cieux cimmériens, et écoutait le roulement égal et puissant du ressac en attendant les informations de minuit de la BBC. Le présentateur du journal, qui parlait avec un bizarre accent dénué daccent, conclut les nouvelles en provenance de Moscou par un texte standard :  On apprend, de sources bien informées, quune menace pèse sur le maître de la photographie russe 

Kim éteignit la radio sans écouter jusquau bout.  Schafuss a de la veine, pensa-t-il. Il va sortir un quatrième, un cinquième tirage du Miroir rouge et, si lon me met en tôle, il y en aura un sixième, un septième, un douzième 

Au bout de quelques semaines, transformé par le soleil de Crimée en son propre négatif, portant cheveux longs décolorés et barbiche frisottante, Kim reçut à la poste du village une lettre bizarre : une longue enveloppe non soviétique sur laquelle une petite fenêtre laissait voir son nom et son adresse. Sur un papier dune blancheur telle quil nen avait jamais vu, un texte laconique imprimé en caractères cyrilliques dune netteté sans précédent annonçait que Mira Solomonovna Chouïski attendait avec impatience son neveu Kim Innokentievitch dans le cadre dune réunification familiale et était prête à laccueillir dans sa ville natale de Haifa. Linvitation était scellée dun cachet de cire rouge apposé sur une bande de soie rouge.

Quelques années plus tard, rencontrant le gros Monk, grisonnant et rigolard, à langle de Canal Street et de Broadway, Kim apprit que ce dernier navait pas eu le temps de demander linvitation pour Israël : des argousins avaient fait irruption chez lui la nuit même et il avait passé les quatre années suivantes à jouer de laccordéon dans lensemble amateur dune communauté bien soudée, logée, grâce aux bons soins dindividus aux épaulettes bleues [8], au nord du 78e parallèle.

 En Israël, avec un nom pareil ! Kolomeïets mangeait une pomme bien croquante, la tête renversée vers le plafond. Cest vraiment du cinéma ! Voilà que Miloslavski est juif. Volkonski descend dune famille de rabbins. Korsakov habite à Tel-Aviv. Officiellement, du moins Les Bariatinski se découvrent des liens de parenté avec des Lévy. Et maintenant, Chouïski, le dernier des Chouïski [9], veut partir pour Sion !

Il mordit dans la pomme avec force, et le jus coula sur son épaisse lèvre inférieure et son menton propret. Sans même regarder, Kolomeïets sortit de la poche de son pantalon civil un mouchoir à carreaux bien repassé, sessuya la bouche et lança adroitement le trognon dans la poubelle, sous le portrait du secrétaire général.

 Vous nirez nulle part ! dit-il en changeant de ton et en se levant de table. Vous navez pas assez de filles nues en URSS ? Ou est-ce la lumière qui nest pas bonne ? Le soleil ne brille pas sous le bon angle ? Notre pellicule est-elle trop granuleuse ? Et que faites-vous de votre signature au bas de la déclaration de non-divulgation de secrets dÉtat ? Et de linterdiction de voyager ? La patrie, Chouïski, nest pas une chemise ! On ne peut pas en changer aussi facilement !

 Mais la validité des papiers que jai signés pendant mon service militaire était de cinq ans.

Kim dévisageait avec amusement le capitaine. Soit il avait bu, soit il sétait shooté avec de la poudre dentifrice confisquée lors dune perquisition, soit cétait un acteur encore plus génial que Smoktounovski.

 Cétait pour cinq ans, répéta Kim, et cela en fait sept maintenant

 Vos voisins ne partent pas, poursuivait Kolomeïets sans lécouter. (Son visage se contractait et il clignait des yeux.) Regardez les Chouchounov ! Et les voisins des voisins, les Boutchkine, ils ne partent pas, eux non plus !

Il sapprocha de la fenêtre qui donnait sur une petite cour déserte, asphaltée comme un patchwork grossièrement cousu, frappa du poing sur les croisées, mais assez doucement, et dit sans se retourner :

 Cest grâce à votre père que lon ne vous laissera pas partir. Cest ridicule ! Le fils de Chouïski lui-même ! Innokenti Alexandrovitch ! Cest clair ? Un point, cest tout !

Il se tourna vers Kim et se balança sur les talons, un sourire de gamin, un peu idiot, lui fendant le visage dune oreille à lautre.

 Adieu, prince, dit-il avec une révérence, en se reculant légèrement. Kim lui adressa un signe de tête sarcastique, se leva et sortit.

Le couloir du service des visas sentait leau de Javel et la valériane. Dans la salle dattente, sous la surveillance dune caméra qui tournait lentement, une vieille femme obèse était assise, tenant écartées ses énormes jambes gonflées, et séventait avec le questionnaire de départ. Près delle, cela ne sentait ni la Javel, ni la valériane, mais la naphtaline.

Sans les grosses étoiles du Kremlin dans le ciel nocturne, visibles entre les lourds rideaux mal fermés, la scène aurait pu se dérouler en Occident : à Londres, ou peut-être à Amsterdam. Chouïski père dépassait Kim dune tête, avait des épaules larges, de grosses bajoues, comme un bouledogue, et des cheveux gris, soigneusement coiffés en arrière. Il était assis, légèrement penché en avant, dans la lumière douce dun abat-jour de soie, sous une aquarelle de Benois dans un cadre or pâle.

La première chose qui attira lattention de Kim chez cet être parfaitement étranger furent ses mains. Les longs doigts nerveux semblaient animés dune vie propre : ils se nouaient et se dénouaient sur les genoux, palpaient la solide étoffe du pantalon comme sils voulaient en connaître le prix, montaient en courant sur les revers de la veste de tweed vers le nœud de la cravate écossaise, retombaient sur les genoux, les paumes renversées, comme pour faire remarquer combien ils étaient sans défense, mais se jetaient aussitôt les uns sur les autres parmi les sourds craquements des articulations torturées.

Une jolie domestique portant un coquet tablier poussa dans la pièce une table roulante chromée qui brillait comme un appareil chirurgical. Chouïski père prit un pur malt âgé de seize ans, et Chouïski fils de la vodka glacée, versée dun énorme carafon vert foncé sur lequel grimaçaient des diablotins et qui portait, en pleins et déliés, linscription :  Bois, bois ! tu verras les diables !

Les Étoiles de midi, la pièce qui avait apporté à Chouïski la notoriété, le prix Staline et, naturellement, de largent, nétait quune sorte de voile, de couverture, de rideau poussiéreux mais épais derrière lequel tournaient silencieusement les énormes roues bien huilées dune tout autre vie.

En réalité, il avait écrit des centaines de pièces et de scénarios dont les critiques de Moscou ou de Piter navaient jamais entendu parler et qui se jouaient non pas sur scène, mais dans la vie.

De vrais spectacles étaient montés selon ces scénarios, et si le script disait quun beau brun séduisait une blonde fantasque, alors la blonde finissait réellement au lit avec le brun et lui refilait même, en guise de preuve, une quelconque flore ou faune. Et si le script expliquait quun monsieur X mourait dun infarctus ou dun cancer inattendu, alors il décédait aussi dans la vie.

Le plus souvent, les X finissaient dans un accident, sur la route ou dans le métro, ou étaient tout simplement abattus de deux balles dans la nuque. Mais il arrivait aussi quils meurent vraiment dune crise cardiaque ou dun cancer, ce qui prenait beaucoup plus de temps.

Chouïski père était le scénariste en chef, le dramaturge interne de la direction K du KGB. Dans son service travaillait une brigade de jeunes gens talentueux qui collectaient et triaient la matière première, les informations dont le chef avait besoin pour ses scripts. Ils lui préparaient des informations détaillées sur la topographie de villes lointaines, le climat, le caractère national, les personnages engagés dans lhistoire, leurs penchants, leurs familles, laménagement de leurs appartements, les marques de leurs voitures, leurs cigarettes et leurs apéritifs préférés. Ces personnages, cest-à-dire les acteurs, volontaires ou non, étaient les agents, leurs adversaires et les pions secondaires. Leurs rôles et leurs qualités étaient codifiés par Chouïski père avec son humour particulier et son amour du jargon.

Éteignoir était le surnom dun agent qui dormait jusquau moment où lon avait besoin de lui, qui sétait accoutumé au quotidien dun pays étranger en se glissant sous sa peau, telle une tique. Mercs (Mercure) désignait des agents de liaison qui faisaient du slalom entre les pays, changeant de noms et de visages et parfois même de sexe avec le professionnalisme dacteurs confirmés, et qui savaient se dissoudre dans nimporte quel milieu sans laisser de trace, comme le café soluble, au premier signe dalerte. Quant aux Fléaux, il sagissait des exécuteurs, des bourreaux. Si Chouïski devait leur serrer la main, il leur tendait la gauche, et sil lui arrivait de boire avec eux, il remplissait les verres également de la main gauche.

Il y avait aussi les Labs, spécialistes de la mécanique et de lélectronique, capables de construire en une demi-heure un ULM à partir dune machine à coudre, dun fauteuil roulant et dun rideau. Ou encore, si cela se révélait nécessaire, ils savaient introduire un micro dans le caecum dun célèbre joueur de basket-ball. Pendant le match À lorigine, ces Labs exerçaient en tant que chercheurs dans des laboratoires. Mais ils comptaient aussi dans leurs rangs des spécialistes dans des domaines très pointus : des experts de la mode de Milan, de la rue Spiga, de la fabrication dalliages rares ou de la culture dun tout petit buisson, lerythroxylum coca, dont les feuilles, broyées en pâte et vaporisées, donnaient une poudre blanche et brillante C17-H24-NO4 qui, introduite dans le sang, transformait le monde en un vibrant arc-en-ciel

À la place du russe istotchniki, Chouïski père utilisait le mot anglais Sources. Les Sources étaient en général des autochtones achetés ou vendus, artificiellement terrorisés ou peureux de naissance, naturellement aigris ou habilement remontés, véritables idéalistes ou aventuriers avides de fric, de blé, de pèze, ou de jeune chair pécheresse dont les sous-sections du KGB regorgeaient leurs stocks semblaient inépuisables.

Le Climat désignait la situation politique concrète à une date précise. Les Circonstances recouvraient lensemble des données obtenues sur une personne, fût-elle une Source, un Piston (celui qui poussait les idées et les affaires) ou un Frigo, pas un réfrigérateur, hélas, mais un mort en puissance. Le Décor comprenait tout : la topographie des villes, les ruelles, les places, les passages souterrains, la disposition des appartements, des restaurants, des bureaux, des gares, des toilettes publiques et, bien sûr, des parkings. En concevant une pièce, Chouïski père ne savait pas par quelle porte allait entrer la Source, à quelle table elle irait sasseoir ni dans quel restaurant. Ni à quel moment (et pourquoi) elle cesserait dêtre un quelconque Kevin Waltson pour passer dans la catégorie des Frigos ou disparaîtrait comme dans un numéro de prestidigitation.

La direction K recevait des quatre coins du monde des tonnes de magazines, dimprimés, de catalogues, daffiches, de prospectus publicitaires, de brochures dagences de voyages. Elle disposait des annuaires de toutes les capitales du monde, et si lune des  pages jaunes  concernant Paris était détériorée par mégarde, on en faisait venir aussitôt une copie par courrier diplomatique.

Chouïski père travaillait sur un banal Macintosh où lon introduisait toutes les données nécessaires au scénario. Il aimait quon le surnomme Dumas père et il emplissait de chair humaine bien vivante la carcasse vide de ses synopsis avec un grand entrain et une froide jouissance.

Il connaissait sa propre valeur et savait bien que  eux , ceux de létage du dessus, accomplissaient un travail semblable au sien, qui consistait à tailler et à monter des scénarios (nuls !) mettant en scène la planète tout entière, mais lui, Innokenti Alexandrovitch, pratiquait uniquement des opérations chirurgicales urgentes, les sauvant déchecs chroniques, reprisant leurs accrocs et réécrivant leurs débuts ineptes et leurs fins monstrueuses. Il avait conscience dêtre en réalité un invisible Numéro Un.

La salle de contrôle pouvait recevoir, sur ses nombreux moniteurs, des dizaines de chaînes de télévision par satellite et disposait de puissants récepteurs dondes courtes. Des magnétoscopes et des projecteurs de diapositives étaient toujours prêts à fonctionner, des télex crépitaient et une porte capitonnée de cuir menait dans une salle de cinéma, petite mais confortable. Parfois, Chouïski père confiait tous ces joujoux à un acteur, une star, quil fallait entraîner jusque dans les moindres détails de larrière-plan de tel ou tel pays, en lui donnant à visionner à satiété des messages publicitaires et des clips vidéo, en lhabituant aux facéties des animateurs de télévision et aux spectacles érotiques grouillant de fesses nues.

Mais le plus souvent, Chouïski père restait tard dans cette salle en compagnie du Chef, un homme binoclard et sec, dorigine grecque, né à Kertch. De là, ils surveillaient les réactions des services occidentaux à leur dernière mise en scène et, sil le fallait, procédaient en temps réel à des corrections du script vivant et vibrant.

Le Chef nétait pas de ceux qui desserrent les lèvres pour sourire, mais en écoutant les supputations de spécialistes européens ou américains, les commentaires de soviétologues ou, parfois, des propres acteurs de la mise en scène, il découvrait ses grandes dents tachées de nicotine et extirpait des tréfonds de lui-même un cri sec de volatile.

Le Chef considérait Chouïski père comme son bras droit et aimait à lui répéter que  le pouvoir est lart de contrôler limagination  et que  sans le contrôle des organes de sécurité, limagination géniale de Chouïski  aurait été  trop dangereuse pour le pays .

Innokenti Alexandrovitch jouait avec des personnes vivantes, ce qui était beaucoup plus passionnant que décrire des pièces, fût-ce pour le prestigieux Théâtre dart de Moscou. Il nourrissait tout de même un rêve quil navait pu, hélas, réaliser encore : une collaboration créatrice avec celui quil considérait comme son maître secret, un homme qui lavait à jamais bouleversé par la puissance et la liberté de sa fantaisie, lauteur de M&M, Le Maître et Marguerite Grâce à ses parents et à une enfance qui avait brièvement baigné dans latmosphère turbulente et chaude davant la Révolution, il connaissait une demi-douzaine de langues et sa bibliothèque valait celle dune université décente, Lille ou Keele, par exemple. Il connaissait tous les rois du roman despionnage, enviait parfois Le Carré, appréciait Forsyth, mais était fermement convaincu que le degré délaboration de ses propres sujets dépassait réellement les leurs.

Parfois, on lui montrait des scènes filmées grâce à une caméra cachée : une nigaude dotée dénormes nichons sagitant sur le ministre de la Défense dun Boumboumland quelconque, trois Papous armés de javelots dansant autour des débris calcinés dun hélicoptère ou un gentleman marchant dans une petite rue soudain victime dun trouble de lappareil vestibulaire, de sorte que, refusant de croire à ce qui lui arrivait, il sasseyait dans une petite flaque, à Brooklyn, sous le crachin de juillet.

Parfois, il ny avait que du son. Chouïski père, enserré dans létau dun casque stéréo, écoutait en gloussant la transmission en direct, déplaçant machinalement des papiers sur son bureau et se figeant pour secouer la tête dun air significatif : Bien !

Dautres fois, il organisait des répétitions, vitupérait les acteurs, secouait sa tête grise, leur ordonnait de se  perfectionner  dans des activités aussi compliquées que la mendicité dans les rues de Londres ou le travail de barman dans un bouge homosexuel de Munich. À la différence de lunivers du théâtre, ses mises en scène débouchaient toujours sur un résultat concret : un échantillon de sol dans une éprouvette, un microfilm, une information glissée dans une cassette musicale, entre deux accords, et même de largent des millions et des millions de dollars ou encore, plus rarement, la disparition ou la mort de quelquun.

Tout cela était noté par un autre service, mais cette comptabilité présentait peu dintérêt pour Chouïski père. Il était de la vieille école et le principe de lart pour lart lui importait plus que la trivialité dune technologie secrète, enfin obtenue, de fabrication des supraconducteurs

Kim avait appris tout cela dans un livre anglais consacré à son père : LÉminence grise rouge, du maïor Gloukhov, ancien opérateur de la salle de contrôle, spécialiste de lIslande, devenu, après son passage à lOuest, le Frigo potentiel numéro un. Dans sa préface, Gloukhov écrivait que les diplomates occidentaux et les attachés militaires en mission à Moscou allaient voir régulièrement Les Étoiles de midi pour tenter de dissiper le mystère Chouïski. En elle-même, la pièce nétait quune vulgaire rumination de lépoque stalinienne, comportant des comités du parti, des activistes, une dénonciation de la morale bourgeoise, un incendie criminel dans un club douvriers. Un seul critique, pendant la période de dégel khrouchtchévienne, avait osé écrire quen réalité cette pièce était peut-être une satire horriblement grotesque, une farce, une caricature de la société progressiste. Mais Gloukhov concluait que Chouïski, rentré volontairement à Moscou de lémigration berlinoise et ne souhaitant pas sadapter au régime, transiger avec sa conscience et faire semblant, à linstar de tous les autres, était sincèrement passé dans le camp des vainqueurs.

Assis dans les plis dun énorme fauteuil de cuir, face à cet homme, Kim échouait, en dépit de tous ses efforts, à bander le muscle mou du sentiment filial et à ressentir pour lui autre chose quune certaine curiosité.

Il pensait à sa mère et sefforçait de se remémorer limage quil avait gardée delle lorsque, encore jeune, elle portait toujours une superbe natte en couronne sur la tête et damples manteaux froufroutants

Ni les robes légères en crêpe de Chine quelle arborait à la datcha, ni ses épaules bronzées, ni le camée sur un ruban de velours, ni les bas de soie à couture apparente qui glissaient à terre du fauteuil de velours râpé, à côté du programme de Gisèle, nacceptaient de resurgir en présence de son père. Dans ce coin de la mémoire quil remuait péniblement, avec une si grande insistance, elle apparaissait assise, enveloppée dans un vieux plaid à carreaux, un coussin derrière la tête, un livre éternellement ouvert sur ses genoux, les yeux fixés sur la fenêtre.

Kim essayait une double exposition, il tentait de superposer ces deux images ou, du moins, de les rapprocher, de les unir en un collage : lune, transparente, sur la pellicule rayée de la mémoire, et lautre, encore bien concrète, celle dun vieillard nerveux, soigné, qui lavait appelé tôt le matin, pour la première fois de sa vie, et sétait présenté à lancienne, après une petite hésitation  Chouïski à lappareil  pour linviter à venir bavarder non ! à un entretien à dix heures du soir Pour réunir ces images, les obliger à se tenir par les mains, à se toucher des épaules, il fallait équilibrer la lumière : mieux éclairer la mère et tamiser le gentleman en tweed. Et même cela naurait rien donné Pour les rapprocher, une autre force était nécessaire : le pardon. Et aucun des trois, ou, en tout cas, aucun des deux ne la possédait.

 Et alors, si je peux me permettre de poser une question, que voulez-vous il buta sur le  vous  faire à létranger ? finit par demander Chouïski père.

 Vivre, dit Kim en tendant la main vers la carafe.

 Et où cela ? Pas à Haifa, quand même ?

 Je nen ai pas la moindre idée. À New York, à Haifa, à Katmandou Je ne sais pas

 Les langues ?

La main droite de Chouïski père grimpa sur la petite table incrustée divoire et palpa des tabatières en argent.

 Pardon ?

 Connaissez-vous des langues ? Speak english ?

 Oui, oui, langlais, bien sûr (Kim inclina la carafe.) Et aussi un peu le français, mais pas très bien*

La vodka était faite avec des boutons de cassis macérés qui tombaient lourdement dans le verre, lun après lautre. Kim remit la carafe à sa place, la referma de son bouchon à facettes et, avec un cure-dent pris dans un gobelet en argent, attrapa lun des boutons qui flottaient dans le verre. Celui-ci avait un agréable goût amer. Il leva le verre à la hauteur de ses yeux, le fit tourner et, sans porter de toast, le renversa dans sa gorge

Chouïski père se leva et se dirigea vers la bibliothèque.

 Si je comprends bien, dit-il sans se retourner, vous navez pas lintention de changer de profession ?

Il tourna la clé et, entrouvrant à peine la porte vitrée, en sortit le lourd album brillant, in folio, du Miroir rouge. Revenant à son fauteuil, sous la lumière douce et chaude de la lampe, il prit ses lunettes et ouvrit lalbum sur ses genoux. Furtivement apparurent le dos large du Paternel du régiment, sanglé de son baudrier, Petite Étoile, la jument de la caserne, un masque à gaz sur les naseaux, pendant une alerte nucléaire, la balançoire dune datcha, sur laquelle était assise, les genoux découverts, une fillette criblée de taches de rousseur, la place à jamais Rouge sous la neige tombant à gros flocons, la poitrine dun vacancier, tatouée dun portrait de Staline, un pauvre hère, un mégot entre les dents, transportant deux gros sacs remplis de bouteilles vides, le visage dune jeune femme dans le cadre dune fenêtre de trolleybus, fouettée par la pluie.

 Cest du travail sérieux, dit Chouïski père en refermant lalbum. Les trois quarts de cela sont publiables chez nous. Tout de suite. Veux-tu il passa inopinément au tutoiement travailler pour lagence de presse Novosti  ? Ou pour Tass ? Cela te procurera les mêmes Paris, New York ou Katmandou, comme tu dis Mais sans déchirure Sans problèmes Tu pourras rentrer quand tu voudras. À la maison À Moscou

 Quand jétais gosse, ma mère menfermait souvent dans la chambre, fit Kim en baissant la tête. Lorsquelle allait à ses rendez-vous Parfois même, dans le placard. Elle me punissait. Une fois, je my suis endormi Cela a fait de moi un claustrophobe chronique

 Et la Russie est pour toi un grand placard, une cage acheva son père à sa place en grimaçant. Ses mains sanimèrent de nouveau, entrèrent en jeu, se mirent à tambouriner sur la couverture du Miroir.

 Quant au journalisme, engagé ou non, cest-à-dire la photographie Kim posa son verre sur la petite table dun mouvement prudent , je ne veux pas en faire un nouveau placard. Peu mimporte ce que je ferai. À Katmandou ! Un sixième de la surface du globe, cest déjà pas mal, mais il en reste encore cinq autres

 Cest de la merde, tes cinq sixièmes, dit le vieux Chouïski dune voix basse mais nette, en se levant.

Ses lèvres commencèrent à mâcher une phrase, mais il se ravisa, ouvrit lalbum, le referma avec fracas, sextirpa du fauteuil et marcha vers la bibliothèque. Il retourna à sa place, voûté et affaissé, écarta les bras et se frappa les côtes, toujours sans rien dire.

La domestique entrouvrit la porte qui donnait sur une salle à manger bien éclairée par un lustre en cristal et hocha la tête. On apercevait langle dune table, une nappe à grandes fleurs, léclat de largenterie, une bouteille de vin, français à en juger par sa forme, une scène de chasse sur le mur.

 Viens manger, fit le vieux en sortant de deux doigts un comprimé rose de sa tabatière. Ce nest pas tous les jours

Il ne finit pas sa phrase et savança vers la porte en traînant les pieds.

 Rita, entendit Kim, baissez la lumière.

La salle à manger plongea lentement dans la pénombre.

À minuit passé, en appelant lascenseur pour Kim, laissant tomber les cendres dun Monte-Cristo sur le tapis de la cage descalier, il dit :

 Ne fais pas attention à Kolomeïets. Cest une mite. La naphtaline le fait planer. Il finira par monter la garde devant les ambassades étrangères

Il fit une pause. Lascenseur montait en cliquetant à chaque étage.

 Si tu changes davis, fais-le-moi savoir.

La fumée du cigare rendait floue la partie supérieure de son visage.

 Je suis coupable devant Sonia, dit-il soudain dune voix altérée. Cest trop tard maintenant. Cétait une autre époque Tu sais bien de quoi je parle

Kim le dévisagea sans comprendre encore quil parlait de sa mère. Personne ne lappelait Sonia.

Son père baissa le menton, aspira bruyamment la fumée, la rejeta. Lorsquil releva la tête, ses yeux brillaient dun point dinterrogation. Kim détourna la sienne.

Chouïski père haussa les épaules et se tourna vers la porte ouverte.

 Il ne faut pas nous haïr, fit-il, le dos tourné.

La porte claqua, doucement mais fermement.

Il pleuvait. Des camions passaient bruyamment le long du quai Kotelnitcheski. Au loin, la lumière verte dun taxi sapprochait. Tout ce quil avait appris sur son père dans le livre de Gloukhov, par ses conversations avec des amis bien informés avait lair dune mauvaise, très mauvaise littérature, dun kitsch affreux. Mais le monde qui lentourait était également de la mauvaise littérature, du kitsch monstrueux et invraisemblable. Et son père en était lun des principaux auteurs invisibles.

Assis sur la banquette arrière défoncée du taxi, parmi les vagues dun tango qui déferlaient à travers la brèche ouverte dans le vieux haut-parleur enroué, les yeux secs posés sur la ville mouillée, il demanda à haute voix :

 Nous haïr ! Pourquoi  nous  ?

 Cest à moi que vous parlez ? fit le chauffeur en retournant sa gueule de bandit.

La pièce où il habitait était rangée et avait un air de fête. Il nemportait rien. Ses négatifs se trouvaient depuis longtemps en Allemagne, et il avait envoyé à ladresse parisienne de Boris, au tarif le plus économique, la caisse des livres quil avait le droit demporter [10]. Il ne fit pas de fête dadieu, car il savait dexpérience quelles tournaient plutôt à la veillée funèbre. Garrik le binoclard vivait à Boston. Stas, à Londres. Les Salnikov, dans un kibboutz, quelque part en Israël. Les filles pleines damour de la fac de lettres et certaines de leurs consœurs moins cultivées qui faisaient les hétaïres dans le centre de la ville avaient toutes filé vers des Amsterdam ou des Barcelone. Et même le plus casanier et paresseux de tous, Genia Holtz, qui nétait jamais allé plus loin que le dispensaire spécialisé dans les maladies vénériennes de son quartier, habitait maintenant linimaginable et ahurissante Rio de Janeiro !

Il passa toute la nuit dans le fauteuil, près de la fenêtre, les pieds sur le radiateur, à écouter le bruissement humide des feuilles du vieux peuplier, à aspirer les odeurs rafraîchies de lété, en ville, à regarder les fenêtres de limmeuble den face. Tout était sombre derrière les mêmes rideaux, mais la fenêtre du vieillard, décédé à la fin du mois de février, laissait échapper une faible lumière dans laquelle sinscrivaient parfois des ombres furtives.

 Le vieux coquin, pensait Kim, il a non seulement émigré plus loin que tous les autres, mais il retourne de temps en temps à sa piaule en profitant de la faible vigilance de ses anges gardiens.

À laube, il glissa dans un rêve bref et transparent : dans un cliquetis sourd de roues, il saccrochait à la portière dun train de banlieue, sur le marchepied, sentait sur son dos les regards vides des adultes et avait peur de se retourner, peur de voir parmi eux le vieillard en tweed, souriant Il devinait la fuite floue et chatoyante des pins, des petites datchas, des clairières, des flashes de soleil, du do-ré-mi des palissades et, en se lâchant, il volait encore et encore à la rencontre du ciel granuleux de lasphalte qui, avec une indifférence mécanique, en se retournant encore et encore, sefforçait de labattre, de laplatir, de lécraser

À trente-deux ans, Kim Chouïski sauta du pont du vaisseau amiral, pilote du monde moderne. LUnion soviétique, crachant sa fumée noire par ses cheminées décorées détoiles carmin, sous les meuglements de ses sirènes, poursuivit sa course vers lavenir lumineux et aveuglant, inéluctable.

 



[1] Bielomorkanal, lune des marques de papyrossy les plus répandues en Union soviétique.

[2] Citation dune chanson dAlexandre Galitch. Erica était une marque de machine à écrire.

[3] Allusions aux poèmes Impressionnisme et Quatrième prose dOssip Mandelstam.

[4] Diminutif de Saint-Pétersbourg utilisé par lintelligentsia frondeuse lorsque la ville sappelait Leningrad.

[5] Appelées aussi  Chaussettes russes  : bandes de tissu dans lesquelles les soldats senroulent les pieds.

[6] Jeu de mots à partir du nom de la ville secrète de Tomsk-7, spécialisée dans la production de plutonium militaire.

[7] Le professeur Snejnevski, directeur de lInstitut de psychiatrie de Moscou, se rendit célèbre en inventant la  schizophrénie torpide , maladie mentale se manifestant en dehors de tout symptôme apparent, ce qui permit dinterner de nombreux dissidents.

[8] Couleur distinctive des troupes du KGB.

[9] Kim porte le nom dune grande famille de boyards dont un membre, Basile, se proclama tsar, après Boris Godounov, pendant le  Temps des troubles , au début du xviie siècle.

[10] Il était interdit de sortir dURSS les éditions anciennes et rares.

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