Dmitri Savitski
Adultes par la force
Un psychanalyste faisait remarquer que « les Russes
sont des enfants d'âges différents». Remarque fort juste, à
l'exception du mot «Russes» qu'il conviendrait de remplacer par «
Soviétiques ».
L'infantilisme de
masse des Soviétiques et dans une large mesure des citoyens
postsoviétiques, « l'absence de phase œdipienne résolue, de
génération adulte, de gens souhaitant remplacer les parents avec
toute la responsabilité que cela suppose, et a contrario la
tendance à se décharger sur l'Etat comme sur une mère
amoureuse contrainte de s'occuper de ses enfants qu'ils méritent ou non
son amour et sa sollicitude»* sont là pour le prouver.
Pourquoi ?
Dans ce paradis
dont il ne reste aujourd'hui que des ruines, opprimé par le
système, l'homme de la rue déléguait à l'Etat sa
liberté d'expression, sa liberté de choix et surtout sa
liberté d'action. En échange de privilèges fort
contestables: éducation gratuite et censurée, soins gratuits
qu'il fallait en fait payer pour partie, électricité, gaz et
loyer pratiquement gratuits. Il s'agissait d'un pacte avec le diable : la
liberté contre trois sous. Après avoir reçu (souvent
après des dizaines d'années d'attente) ses 7,5 mètres carrés
légaux, le citoyen n'avait plus qu'à ronger son frein.
Mais l'empire
soviétique abritait en son sein deux autres catégories
d'individus vivant selon des codes totalement différents.
La
première concernait les gens faisant carrière dans le Parti et
dont la vie allait en s'améliorant et en prospérant dans une spirale
ascendante.
La seconde
regroupait les hommes plongeant dans l'univers de la criminalité dans
une spirale qui les entraînait dans les tréfonds de la vie
souterraine.
Les deux catégories avaient tourné le
dos à l'infantilisme imposé par la force parce qu'ils avaient
décidé d'agir. Ils se débrouillaient aussi bien dans les
structures officielles de surface que sous terre, dans le monde criminel des
usines clandestines, des voitures volées, de la prostitution ou du
trafic d'antiquités.
Bien avant la
perestroïka, des rumeurs faisaient état du rapprochement des deux
systèmes. Ce qui est logique : les criminels ayant ravi la
liberté au peuple en haut, les criminels ayant ravi les biens au peuple
en bas, et autour une mer d'esclaves mugissants, radieux ou accablés
selon leur propre conception de la liberté.
Rien d'anormal
à ce qu'au cours des cinq premières minutes de la
perestroïka, le pays tout entier ait été
dévalisé par des hommes efficaces, sachant comment s'y prendre,
des hommes non paralysés par un infantilisme inoculé de force.
Pendant ces cinq premières minutes, les hommes du système se sont
alliés aux hommes de l'anti-système ; les criminels
idéologiques ayant bafoué le peuple 70 ans durant ont donné
la main aux droit-commun. Ils se sont parfàitemant compris, ont trouvé un langage commun. __
_
Ce qu'on appelle
aujourd'hui en occident la « mafia russe », c'est la fusion de ces deux couches
de gens imbriqués les uns dans les autres, qui loin d'être
affaiblis par une enfance prolongée et une psychologie de parasitisme de
masse, ont développé au cours des dernières années
une musculature d'enfer, ont fait pousser leurs griffes, se sont couverts de
poils.
La confusion
générale vient aussi de la division de la société
en adultes et enfants : la promotion effrontée des uns et la panique des
autres habitués au silence et à l'inaction. Ces derniers n'ont
plus personne pour les couver, plus personne pour les effrayer. En outre ils
sont désormais autorisés à parler. Et tandis qu'une partie
de la population apprend tant bien que mal à agir, l'autre pleure sur
son sort d'orphelin et réclame le retour de la mère-patrie, de la
mère-Parti, quand ce n'est pas celui du père des peuples. Des
enfants de soixante ans ne peuvent devenir adultes du jour au lendemain. Les
succès des escrocs adultes qui bâtissent leurs empires les rendent
fous, ils se sentent humiliés par leur impuissance, la lumière du
jour privé du brouillard de la propagande leur blesse les yeux en leur
dévoilant une réalité terrible à regarder.
Il est encore facile de les manipuler, surtout quand on occupe une position traditionnellement autoritaire : président, patriarche, autorité militaire. Le passage à l'âge adulte demeure néanmoins incontournable. Elle se fera par la force, comme l'infantilisme naguère. Mais cette fois la contrainte vient de la réalité, non de l'idéologie. Et une fois réveillé, le pays ne pourra plus se rendormir. Pour cela il lui faudrait une drogue un peu plus forte que celle administrée par Lénine.
***********
*Remarque : citation
de la préface de N.S.Avtonomova à l'édition russe du livre
de L.Chertok et de R.Saussure « Naissance du Psychanalyste » (Payot Presse),
Progrès, Moscou, 1991.
Dmitri Savitskî, écrivain et journaliste
russe ; en France depuis 1978 ; a collaboré pendant de longues
années à la presse française ; a publié 4 livres en
France : Les hommes doubles, J.C.Lattès, sous le pseudonyme de
Alexandre Dimov ; Anti-guide de Moscou. Ramsay, sous le pseudonyme de
Alexandre Dimov, Bons Baisers de Nulle part. Albin Michel : « Valse
pour K ». J.C.Lattès. Actuellement correspondant parisien de Radio
Liberty-Free Europe.