аааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааа
DS
ааааааааааааааааааааааааааааааа ааааааааааааааа LES
ETOILES BASSES DE LТETEаааа
Le minuscule nuage qui dérivait solitaire au
milieu du ciel immense accrocha le soleil et aussitôt l'on sentit un
souffle frais monter de la mer. Incroyable, se dit Marc, avec toute cette place
dans le ciel, ils sont tout de même arrivés à se
rencontrer... Le nuage semblait s'être collé au soleil. La plage
se voila, l'eau devint plus sombre et la muraille de roche qui surplombait la
baie se rembrunit. Cependant dans le lointain, là où une vedette
de plaisance glissait comme immobile vers Théo, tout se fondait dans
l'or chatoyant des vagues. Bob qui venait d'avoir quinze ans mais qui en faisait
bien dix-huit, surtout le soir lorsqu'il tirait nonchalamment sur sa ligeros
cubaine au dancing de plein-air. Bob donc, ôta ses lunettes de soleil,
les enveloppa soigneusement dans sa chemise, s'étira et se mit debout.
лJe vais chercher de l'eau╗, dit-il de sa voix muante aux accents rauques et,
enjambant Lara dont la peau était aussi blanche que celle d'un poulet,
deux bouteilles serrées entre les doigts écartés de sa
main gauche, il se dirigea vers une brèche entre les rochers envahie
d'épaisses broussailles de cornouiller et d'aubépine. En bas,
dans l'ombre frissonnante, toutes les odeurs que l'homme pouvait laisser
derrière lui vous prenaient à la gorge,, mais un peu plus haut,
au bout d'une montée raide et friable de trois mètres, là
où une touffe de genêts pointait ses fleurs jaunes au bord d'une
flaque fangeuse aux eaux noires immobiles, un filet d'eau pure et glacée
jaillissait d'une fissure dans la roche.
Marc suivit Bob des yeux : la peau de Bob était noire comme un
pneu. Un vrai nègre. Seule tache de chaume, ses cheveux longs
collés à la nuque. Marc savait que la femme d'un
académicien, une énorme grenouille d'au moins cent kilos au corps
couvert de lèpre rosé à force de s'exposer au soleil,
était en train de bronzer derrière l'énorme pierre tout
contre le rocher. Bob affirmait qu'au coucher du soleil elle se baignait toute
nue. Il l'appelait лla Reine des Méduses╗. Marc savait bien que Bob
disait la vérité. Il y a quelques jours, lorsqu'ils
étaient restés tous les deux seuls sur la plage, la Méduse
lui avait dit en se penchant sur lui jusqu'à ce que ses énormes
seins se déversent du maillot de bain framboise : лDevine : ma bouche
est la tombe de mes enfants...╗ Ses yeux s'étaient collés au slip
de Marc qui, s'empourprant sous son haie, avait regardé la bouche
grassement badigeonnée de rouge éclatant : elle remuait
indépendamment du visage. Il n'avait que quatorze ans et demi, mais les
copains lui avaient dit - et ils semblaient bien renseignés -qu'il
existait des femmes qui vous prenaient comme des sangsues, même qu'on
n'arrivait plus à les arracher. Depuis il ne pouvait plus voir les
lèvres de la femme de l'académicien sans frémir. Il
n'avait encore jamais vu vraiment ce qu'elles avaient, les femmes. Pourtant
Lara avait proposé de le lui montrer. Mais elle le proposait à
tout un chacun. Et la chose, elle la faisait avec tout le monde. Bob disait
qu'elle était cinglée mais que c'était mieux avec les
femmes adultes. Lara avait déjà seize ans.
Le bruit d'un filet de terre sèche tombant d'en haut lui fit
tourner la tête. Posant nonchalamment les pieds sur les galets
brûlants. Bob revenait. Il était maigre, large d'épaules,
et une double cicatrice lui barrait la poitrine sous la clavicule. C'est que la
maison du général, rue Morskaïa, était
protégée par un mur de béton surmonté de
barbelés. Le général ne venait en Crimée que pour
le mois d'août, or les lilas doubles qui ployaient pésemment sous
le vent d'Est, d'après Bob, appartenaient à tous. Bob
s'arrêta au-dessus de Lara. De la bouteille penchée, quelques
grosses gouttes glacées lui tombèrent lourdement sur le dos et la
brûlèrent. Lara se retourna avec un cri muet. Bob lui adressait
son fameux sourire : dents blanches, yeux plissés. Sur la promenade, il
attirait même les regards des actrices de l'équipe de tournage!
лRegarde-moi ces pauvres cons! disait Bob, ils manquent de soleil en
Crimée.╗ Des bonshommes ventrus en blue jeans américains
véritables et en T-shirts aux inscriptions étrangères
éclairaient la promenade chauffée à blanc par le soleil de
midi de leurs énormes projecteurs violets.
Le nuage finit par se décoller et glissa en
direction de la Turquie. Marc bondit souplement sur ses jambes, ajusta son
slip, prit son élan et plongea dans l'eau. La mer était
tiède comme du verre fondu. L'ombre d'un poisson torpille passa
doucement au-dessous de lui. Marc remonta à la surface, prit une
gorgée d'air et s'enfonça à la verticale. Au fond, des
colonnes de soleil fumaient entre les rochers couverts d'algues bleues. Les longues
jambes brunes de Bob vinrent troubler l'eau au-dessus de sa tête. Faisant
la noyée, cheveux défaits, yeux exorbités, Lara se
laissait couler en laissant s'échapper de sa bouche des bulles
argentées qui allaient éclater à la surface. On entendait
le bruit sourd du moteur d'une vedette de service.
Le soir, à l'heure où les toits du village et les cimes
des arbres flamboient encore sous les rayons du soleil couchant tandis que les
jardins reposent comme au fond de l'eau dans l'obscurité de la nuit,
Lara monta par l'escalier latéral de bois jusqu'au grenier de Marc.
Allongé sur sa paillasse, Marc lisait le vieux Brockhaus1
à la dorure ternie, une page après l'autre. Il s'agissait du tome
M, et Marc était déjà entré dans l'Ordre des
Chevaliers de Malte, avait fait la traversée jusqu'à Madagascar,
s'était procuré un Mauser à vingt-quatre cartouches et
était en train d'examiner la face de la Méduse avec sa coiffe de
serpents sculptée dans la pierre lorsque Lara apparut sur le seuil. Elle
était nu-pieds et portait une robe de plage ouverte dans le dos. Ses
cheveux blonds déjà décolorés par le soleil
étaient tirés en arrière. Un pot de lait caillé
dans les mains, elle regardait Marc de ses yeux gris au sourire grave. лJ'ai
pris des coups de soleil, regarde╗, dit-elle en se tournant de dos. Sous les
bretelles croisées de sa robe de plage, sa peau en feu était d'un
ponceau ardent. лEt là?╗, fit-elle en remontant le pan de sa robe. Elle
n'avait rien dessous. Sur le coup Marc en eut le souffle coupé. Les
bruits qui parvenaient de 1 terrasse où Boris Nikolaevitch
pinçait déjà les cordes de sa guitare, où les
verres s'entrechoquaient et sa mère riait aux éclats, furent
soudain couverts par le bruit sourd de son sang qui faisait houm-houm-houm,
comme un énorme coeur dans sa tête. Lara s'avança d'un pas
dans la chambre et, se retournant brusquement, abaissa le loquet de la porte.
лSofia Arkadievna dit qu'il n'y a rien de tel que le lait caillé pour
soigner les brûlures...╗
Elle était couchée à plat ventre
sur les draps en désordre.
Dans les branches encore éclairées du
peuplier qu'on voyait par la fenêtre, des étourneaux moqueurs
taquinaient le chat des voisins. Marc étalait doucement le lait
caillé sur le dos brûlant de Lara en faisant bien attention de ne
pas salir sa robe. La peau était sensible, et à chaque
attouchement de la main de Marc, Lara tressaillait de tout son corps. Les
bretelles avaient été détachées et jetées
bas. Les épaules étaient particulièrement chaudes et
bronzées. A genoux, Marc passait lentement ses mains mouillées
sur les maigres omoplates en n'osant toucher le cou, là où
quelques frisettes blondes s'étaient échappées des cheveux
réunis en chignon, que du bout des doigts. Ses genoux et même sa
tête tremblaient. Il serrait les dents qui claquaient doucement comme
l'hiver sur la patinoire. Sur le dos de Lara le lait caillé
séchait instantanément. Il en remettait pour la cinquième
fois quand Lara se retourna lentement dans le frou-frou de sa robe. лLà
aussi╗, dit-elle. Le mouvement fit sauter un bouton quelque part, et la robe
disparut tout à fait. Se mordant douloureusement la lèvre, Marc
puisa du lait caillé bleu dans le pot et d'un geste prudent, comme s'il
craignait de la brûler ou de se brûler lui-même, toucha la
peau chaude. Lara tressaillit. Levant les yeux sur lui, elle intercepta sa main
humide et l'appliqua fermement sur son sein tout blanc au téton brun.
Derrière, par la fenêtre ouverte, il entendit passer, dans un
vacarme de cris et de battements d'ailes, un vol rapide de mésanges. лEt
là?╗ fit Lara après un temps. лLà, la peau n'est pas
brûlée╗, chuchota Marc en protestant. лÇa ne fait rien...╗
La main de Lara appuyait de plus en plus la main de Marc contre son sein qui
devenait dur et semblait gonfler sous les doigts de Marc. Il entendit le
bourdonnement d'un hélicoptère revenant de la vallée au
poste frontière, le bourdonnement se transforma en gros battements rythmés, puis en fracas... L'instant
d'après, la main de Lara guidait la sienne le long de son ventre tendre
et chaud. N'ayant plus la force de tenir la tête droite, il la laissa
choir sur l'oreiller à côté de la tête de Lara. Les
lèvres appuyées contre son cou, il sentait avec effroi que la
peau douée et soyeuse avait cédé la place à des
poils doux et étrangement mouillés, puis ce fut un trou, le
visage de Lara aux yeux immenses, comme l'autre jour sous l'eau, se tourna vers
lui, elle tendit les lèvres et, comme si elle avait perdu le don de la
parole, essaya en vain d'articuler un mot ne parvenant qu'à gémir
лa-a-a-a! a-a...╗
лTête de Maure! entendit-on tonner sous les fenêtres.
Tu roupilles, espèce de bon à rien? Allez, descends. C'est
l'heure. Tu entends?╗ Le visage de Marc était inondé de sueur. Il
en sentait un filet lui chatouiller le dos en serpentant entre ses omoplates.
Lara fixait sur lui un regard absent. Les doigts de Marc s'enfonçaient
dans quelque chose comme des pêches écrasées. Ces
pêches battaient d'un rythme régulier. лTête de Maure!╗ On
entendit des pas lourds monter dans l'escalier. Ils s'arrêtèrent.
лEncore!╗ murmura Lara. Son souffle était sec et haletant. Marc entendit
sa mère crier : лBoris! Prends le jeu de cartes là-haut... Il est
sur le guéridon ou dans le tiroir...╗ Les pas se remirent à
monter. Marc tenta dç libérer sa main mais Lara la retenait avec
une force si terrible qu'il cessa toute résistance. Les jambes de Lara
étaient tendues, et tout son corps effectuait des mouvements
saccadés, forçant les doigts engourdis de Marc à
s'enfoncer toujours davantage dans les pêches écrasées. Les
pas s'éloignèrent. On entendit craquer le plancher dans la pièce
voisine. Le souffle de Lara devenait de plus en plus rapide. Ses yeux se
fermèrent à nouveau, son visage se crispa. Un bruit
étrange semblable à un grondement de haine naquit au fond de sa
poitrine, monta jusqu'à ses lèvres, elle ouvrit la bouche et un
doux gémissement, presqu'un sanglot, s'en échappa ; après
un dernier soubresaut, son corps s'affaissa. лTu viens?╗ La voix était
toute proche. Marc tenta de couvrir Lara, mais les draps et la robe
étaient sous elle. Dans l'obscurité, privée à
présent des lueurs du couchant, il devinait aux yeux de Lara que tout
lui était indifférent. Un coup de pied contre la porte fît
sauter le loquet. Tache blanche dans le noir, le commandant Jourba se tenait
sur le seuil et scrutait les ténèbres. лQu'est-ce que tu fiches
donc...╗ fit-il d'une voix soudain changée. Après avoir
tâtonné sur le mur, le commandant trouva l'interrupteur. Sous le
plafond de contreplaqué, l'ampoule nue brilla d'une lumière
aveuglante pour s'éteindre aussitôt. лAllez ouste, fit le
commandant, débarrasse le plancher... C'est l'heure de l'arrosage╗. Puis
il referma lentement la porte derrière Marc.
Le commandant, c'était en somme comme le beau-père de
Marc. Tantôt sa mère exigeait de Boris Nikolaevitch qu'ils
légalisent leur union, tantôt elle menaçait de le ficher
dehors. En réponse à la menace, le commandant riait toujours de
son gros rire en tordant la bouche et en renversant sa tête en
arrière. A Moscou Boris Nikolaevitch ne leur faisait que des visites irrégulières.
Tantôt il venait deux fois par semaine, tantôt il disparaissait
pour tout un mois. Il arrivait aussi qu'il s'installât chez eux pour y
vivre jour après jour. Mais lorsque les Louchine passaient leurs
vacances en Crimée où ils possédaient une datcha, il
débarquait pour tout un mois avec sa guitare, son transistor et ses
plaisanteries, toujours les mêmes. Il appelait Marc Tête de Maure.
Sofia Arkadievna - Margot ou parfois la Reine Margot. Bob - RR, ce qui voulait
dire reproducteur de race. Et il était terriblement content de lui.
La datcha se trouvait entre la steppe aride et salifère d'un
côté et la mer de l'autre. Un étroit chemin à flanc
de montagne la séparait du bruyant village estival. La maison
appartenait au père de Marc qui avait en droit, lui aussi, -et cela
malgré les protestations de la mère de Marc, à un
sobriquet. Le commandant l'appelait лla question juive╗. Le père de Marc
occupait la datcha en automne ou au début du printemps, époque
où le village était calme et désert. C'était un
écrivain qu'on ne publiait plus depuis quelques années. A cause de son sale caractère, affirmait la mère
de Marc. Mais son père, qu'il voyait fréquemment à Moscou,
expliquait la chose autrement : il voulait émigrer en Israël. Ou en
Italie. Il s'était déjà rendu en Italie comme membre de
délégations ou en simple touriste, et il assurait Marc qu'il n'y
avait rien de plus beau au monde. лBella, bella Italia!╗ soupirait-il, et son
regard devenait vague.
Derrière la niche du chien, Marc déroula le boyau en
caoutchouc noir et ouvrit le robinet. Après un soubresaut, le boyau se
raidit. Le jet d'eau, presque invisible dans la pénombre épaisse,
bruissa sur les feuilles. Arroser le jardin tous les soirs était
l'obligation de Marc. Des essaims de moustiques voltigeaient dans l'air bleu
sombre. La mère de Marc faisait frire les pommes de terre. De la
kitchenette parvenait le grésillement de l'huile et des lardons
grillés. A travers les branches noires de l'amandier noueux, le sommet
du Suuruk-Kai, dernier lieu éclairé de la région, flambait
d'un rouge ardent. Comme le dos de Lara.
La mère de Marc avait déjà appelé le
commandant à deux reprises. Les concombres étaient coupés
en rondelles et garnis d'aneth. Le pain du pays un peu humide était
recouvert d'une serviette. лBoris!╗ criait la mère de Marc en se dirigeant
presque à tâtons de la. kitchenette vers la terrasse, la
poêle à frire avec les pommes de terre dans une main et un bocal
de lait - tache blanche dans le noir - dans l'autre. лBo-o-oris! Ça va
refroidir!╗ Marc finit d'arroser les rosés et les iris au parfum de
vignes en fleurs et tira le boyau sous l'olivier sauvage. Au loin un oiseau
gémit sourdement, la mère de Marc leva la tête et tendit
l'oreille. Sous la voûte du silence rétabli, on n'entendait plus
que les stridulations des cigales. S'écoulant sans bruit du tuyau, l'eau
ne s'infiltrait que difficilement dans le sol argileux. Au premier, une porte
grinça doucement et la silhouette du commandant apparut sur le fond du
ciel. Il s'immobilisa un instant sur la marche supérieure de l'escalier
en tendant l'oreille puis se mit à descendre prudemment. Une fois en
bas, il ne se dirigea pas vers la terrasse mais, marchant dans l'herbe qui
bordait le sentier de gravier, alla vers la grille du jardin. Il s'arrêta
tout contre la barrière, écarta les jambes et l'on entendit comme
le murmure d'une fontaine. Le commandant frotta une allumette et, la cigarette
aux lèvres, prit le chemin de la terrasse en contournant la maison. Marc
entendit sa mère demander quelque chose au commandant. La réponse
les Fit éclater de rire tous les deux. Le rire de sa mère
était sonore et cristallin.
Le jet d'eau était dirigé à
présent contre le mur de béton de la maison voisine. En retombant
souplement le long du mur, l'eau irriguait les carrés invisibles de
persil, d'aneth, de coriandre et de céleri. Une maigre silhouette
élancée de jeune fille apparut en chancelant sur la marche
supérieure de l'escalier. Il y avait déjà des
étoiles partout, le ciel tremblait et clignait de toute part. Marc vit
les bras se lever pour ramasser les cheveux derrière la tête, puis
se baisser pour rajuster la robe de plage. Des profondeurs sous-marines du
jardin, il voyait que Lara avait froid. Elle entreprit de descendre lentement
les escaliers en s'arrêtant de temps en temps, comme si elle avait peur
de tomber. Posant souplement ses pieds nus sur les graviers du sentier, elle
alla jusqu'à la grille, l'ouvrit, se retourna pour plonger son regard
dans le noir, là où Marc était accroupi. La grille se
referma et Tchamb, le chien des voisins, s'extirpa des hautes herbes,
s'ébroua et suivit Lara en remuant la queue. La tête
renversée vers le ciel, Lara chantonnait doucement.
Avec son crâne orné d'une large calvitie
et ses joues aux reflets bleus, Boris Nikolaévitch n'était pas
beaucoup plus grand que Marc, mais c'était un homme corpulent et large
d'épaules au poil abondant. Pour le taquiner, Bob, qui le tutoyait, lui
demandait s'il se rasait les talons. Le dos du commandant était
particulièrement bien garni : un véritable pull-over. Boris
Nikolaévitch connaissait beaucoup de vieilles romances qu'il
interprétait d'une voix étonamment agréable en
pinçant de ses doigts courtauds les cordes de sa guitare. Il connaissait
aussi une masse de couplets cochons, mais il ne s'en fendait pas souvent. Quand cela lui arrivait, sa voix faisait des
plongeons, la mère de Marc agitait la main pour l'arrêter et
détournait la tête. Les mots particulièrement crus, il les
prononçait avec des accents mouillés, comme s'il les trempait
dans sa salive. Marc tira le tuyau sous les bigarreaux, attendit un peu puis
alla fermer le robinet. En passant devant la terrasse, il jeta un regard sur la
table éclairée par un abat-jour bas. Penchée au-dessus de
la table, sa mère en robe décolletée à grosses fleurs,
les épaules recouvertes d'un châle de même tissu, posait les
assiettes en souriant. Boris Nikolaévitch, tenant sa guitare
presqu'à la verticale pour accorder une corde qu'il faisait vibrer, lui
chuchotait quelque chose à l'oreille. лTu parles. Tu vas encore inventer
quelque chose!╗ dit la mère de Marc tout haut. лMais puisque je te le
dis...╗ protesta le commandant en frappant d'un coup brusque le manche de sa
guitare. La mère de Marc se redressa et fixa Marc, qui venait de tourner
l'angle, d'un regard attentif. лNon, je ne te crois pas, Boris╗, dit-elle d'une
voix mal assurée.
Une lumière jaune sale se répandit par la porte grand
ouverte de la cuisine. En tirant sur le tuyau, Marc vit que de dessous de la
Gloria Dei qui s'était désaltérée, un petit
ruisseau noir venait de s'échapper sur le sentier et poussait devant lui
vers la terrasse de la poussière sèche mêlée de
pétales.
лIl y a quelqu'un?╗ entendit-on crier devant la grille. Les verres de
ses lunettes lançant des éclats, Holz, cette grande perche de
chimiste de Péter2, apparut sur le sentier en brandissant
au-dessus de sa tête deux bouteilles de vodka de la région. Boris
Nikolaévitch pinça un accord et entonna d'une voix volontairement
fausse :лDes Juifs, des Juifs, partout y'a que des Juifs...╗ Le commandant, qui
entretenait avec Holz une amitié estivale, l'accueillait toujours de la
même façon : par des histoires sur les Juifs, des couplets sur le
p'tit Abraham ou par les dernières nouvelles du Moyen-Orient. лBonjour
Sofotchka3, dit Holz en montant sur la terrasse. Salut, tête
de Maure!╗ lanca-t-il dans le noir. Le commandant posa sa guitare et dit
à Sofia Arkadievna en se frottant les mains : лAllez Margot,
prépare-nous donc des champignons-cornichons... Dans le frigo, tout en
bas, il y avait des petits poissons fumés!╗ lui cria-t-il alors qu'elle
avait déjà le dos tourné. Marc ferma le robinet, le tuyau
s'affaissa, le jet se fit plus court, faiblit et se sépara en gouttes.
Il tira le boyau vers lui, le roula entre la niche vide et les framboisiers,
s'essuya les mains à son pantalon et se dirigea vers la terrasse... Sa
mère s'affairait, tantôt disparaissant dans la maison,
tantôt réapparaissant près de la table ; ses mouvements
étaient légers comme ceux d'une petite fille et ce comportement
enjoué déplaisait à Marc qui avait honte de sa
mère, comme si elle faisait quelque chose d'indécent.
La vapeur qui montant des pommes de terre avait
embué la bouteille de vodka avec dedans son brin d'absynthe noirci. Les
tomates, coupées en fines rondelles, étaient arrosées
d'huile et agrémentées de ciboulette ; les cornichons papuleux
nageaient dans leur bocal de trois litres. Boris Nikolaévitch aligna
côte à côte les gros verres à facettes et versa
équitablement la vodka verdâtre... лBon, que nous ayons toujours, vous
et nous...╗ fit Holz en désignant sa pomme d'Adam mal rasée4
л...la vie belle!╗ rugit le commandant. лA votre santé...╗ dit la
mère de Marc. Les cheveux bien peignés, en T-shirt propre, Marc
était en train d'étaler sur son pain du beurre fondu, doré
comme du miel. Des papillons de nuit tournoyaient sous l'abat-jour et venaient
parfois heurter sourdement l'ampoule. лSimon, dit le commandant en croquant un
cornichon, Margot voudrait savoir si t'es circoncis.╗ лArrête, Boris!
s'horrifia la mère de Marc en détournant la tête. Tu n'as
pas honte! Tu vas toujours inventer quelque chose...╗ лSi tu nous montrais?╗,
proposa le commandant en pouffant de rire. Holz plongea la main dans la poche
de son large pantalon de toile, et Boris
Nikolaévitch, se tordant toujours de rire,
donna un coup de coude à la mère de Marc : лII n'a aucun
complexe!╗ Holz s'était même légèrement
soulevé pour mieux trifouiller dans sa poche. Enfin son visage
s'éclaira et il sortit à la lumière un grand tube de
dentifrice dans un emballage de plastique épais. лComme promis, dit-il.
Mais vaut faire attention. Un moment d'étourderie, et elle vous colle
les doigts╗. Boris Nikolaévitch pris le tube et l'approcha de la lampe.
лC'est la fameuse BF-2000? Pourquoi n'y a-t-il pas d'étiquette?╗ Holz
alluma une cigarette après en avoir arraché le filtre, rejeta la
fumée et expliqua : лLe secret militaire. Une colle terrible. Elle te
soude n'importe quoi. Après dix secondes, on ne peut l'arracher qu'avec
la peau. On essaie?╗
Le vent apporta on ne sait d'où les bribes de musique et de
rires. La mère de Marc alla chercher la deuxième bouteille de
vodka. Lorsqu'elle revint, ses sandales de Moscou paradaient au-dessus de la
table, collées au plafond en planches par Boris Nikolaévitch.
Dans une assiette vide, deux escargots aux coquilles soudées ensemble
montraient leurs cornes. Au coin de la ruelle, on entendit claquer la
portière d'une voiture. лVoilà notre snobinard, dit le
commandant, le Français! Si on lui collait les fesses, à Riabov?╗
Derrière les lunettes, les yeux de Holz lancèrent un regard
effrayé. Holz dévissa rapidement le capuchon, pressa le tube et
étala une longue saucisse transparente sur le banc de bois. Riabov, le
critique littéraire d'une revue interdite depuis peu, était un
ami du père de Marc qui louait une chambre indépendante au bout
de la maison. Serrant une pile de livres contre sa poitrine, il surgit du noir
en souriant. лC'est pour toi╗, dit-il à Marc en lui tendant un livre
enveloppé de papier journal. Marc rougit de plaisir : c'était le
fameux livre promis depuis longtemps qu'on ne pouvait trouver dans aucune
bibliothèque, même à Moscou. лPour quinze jours, dit Riabov
en s'asseyant à la place libre, je l'ai emprunté à la
bibliothèque du Litfond5...╗ Ecartant le bocal de lait
où se débattait déjà une noctuelle dorée,
Marc ouvrit le livre. Il s'ouvrit au chapitre vingt. лPhilosopher c'est
apprendre à mourir╗, lit-il en haut de la page.
лUn peu de vodka?╗ proposa Holz en montrant les dents.
лIl n'y a pas de thé?╗ demanda Riabov en tendant la main vers la
bouilloire. лJe vais aller en faire!╗ dit la mère de Marc
devançant son geste, heureuse de pouvoir quitter la table et la
terrasse. лNe vous dérangez pas, Sofia Arkadievna, j'y vais!╗ fit Riabov
en bondissant sur ses jambes. Un craquement se fit entendre. Au-dessus de leurs
assiettes de poissons fumés, le commandant et Holz pouffèrent de
rire. Le fameux short de cuir de Riabov, celui qu'il avait ramené
d'Allemagne, s'était déchiré tout de biais. Comme
prolongeant la déchirure, une bande de sang clair s'étalait sur
sa cuisse bronzée. лTe fâche pas, mon vieux..., dit Boris
Nikolaévitch en essuyant ses larmes, sans faire exprès on a mis
de la colle sur le banc. Une colle stratégique! T'as vu ces escargots
siamois? Des inséparables! Et les sandales cosmiques?╗ Revenue
attirée par le bruit, la mère de Marc venait seulement
d'apercevoir ses sandales au plafond. лCette fois du exagères, Boris...
s'indigna-t-elle. Des plaisanteries de gamin. Tu ferais mieux de te coller la
bouche, ça empêcherait ton venin de sortir...╗ Et elle s'en alla
dans la maison en claquant la porte. Riabov prit le verre de vodka des mains du
commandant, pour une raison inconnue tourna la tête vers le jardin dont
il scruta les ténèbres, puis, sans attendre les autres, but cul
sec. лVous allez faire les noctambules?╗ demanda-t-il d'une voix que Marc ne
lui connaissait pas, puis il donna une tape sur l'épaule de Holz et se
dirigea chez lui en faisant crisser le gravier du sentier qui faisait le tour
de la maison. Un rire silencieux secouait toujours Boris Nikolaévitch et
Holz. Le commandant s'essuyait les larmes avec la manche de sa chemise. Son
visage était écarlate.лDis donc, chimiste, Riabov serait-il pas
juif, par hasard? Avec le pif qu'il a?..╗ Il pinça un bref accord et
fixant Holz avec le sourire, entonna son couplet préféré :
лLe Juif le plus important gît au mausolée, dit-on! Des Juifs, des
Juifs, partout y'a que des Juifs...╗ лTête de Maure, se
tourna-t-il vers Marc, toi t'es un demi-sang, c'est
moitié-moitié! Tu t'en jette un derrière la cravate?╗ Il
remplit de vodka un gobelet métallique. лOn va voir laquelle de tes
moitiés l'absorbera...╗ La mère de Marc qui revenait avec la
bouilloire s'élança vers la table en répandant de l'eau
bouillante partout. лAie! s'écria Holz en bondissant de son tabouret.
Vous m'avez ébouillanté, Sotbtchka!╗ лÇa ne va plus,
Boris, hurlait la mère de Marc, t'es devenu fou? Le gamin n'a que
quatorze ans et tu veux lui faire prendre l'habitude de la vodka!╗ Le
commandant tourna vers la mère de Marc des yeux injectés de sang,
une bouche tordue. лJustement, murmura-t-il entre ses dents. Pour toi il est
encore à la maternelle? Eh bien un jour il te fera une surprise... Ce
que les femmes peuvent être aveugles, dit-il en se tournant vers Holz,
elles n'ont que du brouillard dans la tête ; c'est leur climat
permanent... Allez, Tête de Maure, à nos amis communs!╗ Marc
regarda le commandant en face mais, ne pouvant soutenir son regard, baissa les
yeux, leva le gobelet et, faisant claquer ses dents contre le bord
métallique, le vida d'un coup, comme Riabov. Au lieu de passer, la vodka
répandit une sensation chaude dans sa bouche. Il fit quelques mouvements
spasmodiques de la gorge, ses yeux s'emplirent de larmes, la chaleur descendit
le long de son oesophage, quelque chose éclata dans sa tête.
лMange╗, fit Boris Nikolaévitch en poussant vers Marc ramolli une
assiette de saucisson gras. лEmpiffre-toi de produits déficitaires...╗
Marc fut soudain pris d'une folle envié 'de rire :
derrière les gros verres des lunettes rondes, les yeux exorbités
de Holz nageaient comme deux crevettes. лMarc! entendit-il la voix de sa
mère. Elle le regardait fixement de l'autre côté de la
table. Va donc te coucher...╗ Marc prit un morceau de saucisson et toujours en
riant, tendit son gobelet au commandant. Le saucisson gras était un vrai
délice. лBravo! fit le commandant. C'est notre moitié qui
l'emporte. Tiens, jette-toi là-dessus.╗ Il poussa vers lui la
poêle à frire avec les pommes de terre à la crème
refroidies. Ecartant la main de la mère de Marc posée sur son
épaule, il versa une nouvelle rasade de vodka dans le gobelet que Marc
lui tendait, remplit le verre de Holz et le sien qu'il leva à la hauteur
de ses yeux. лBuvons à la paix dans le monde entier!╗ râla-t-il et
avala son verre. Marc se sentait affamé comme une bête sauvage. Il
mangeait les pommes de terre qu'il saupoudrait d'aneth et s'envoyait dans la
bouche des morceaux de croûton noir qu'il arrachait au pain
parfumé au cumin. La mère de Marc s'éloigna dans le jardin
et le commandant en profita pour lui verser une troisième rasade de
vodka. лTu dors?╗ demanda-t-il à Holz en lui assénant soudain une
grande claque sur l'épaule. Holz sursauta et faillit tomber de son
tabouret. лIl est l'heure d'aller rejoindre Morphée╗, dit-il.
лMorphée c'est pour les pédés, ricana le commandant. Tu
devrais prendre une nana. Cette marchandise ne manque pas au village. On
pourrait en bouffer avec son...╗ Holz eut un sourire forcé. Il se leva
en chancelant et tenta de claquer les talons. лLes dames du lieu, c'est une
arme bactériologique à cent pour cent. Alors merci6...╗
En descendant les marches, il faillit tomber. лMes hommages, Sofotchka! -
cria-t-il dans le jardin. Bonne nuit...╗ Marc finit sa vodka qui cette fois
s'avala sans problèmes et tapant l'abat-jour d'un geste maladroit, il
essaya d'attraper la noctuelle. лTu chasses les zakouskis?╗ demanda le
commandant. Puis il s'approcha de lui et, baissant la voix : лAlors on jette
des bâtons aux pionnières7?╗ лAux komsomoles8!╗
gueula Marc. лDoucement!╗ dit le commandant. лPourquoi doucement? Marc hurlait
presque. T'as peur que maman entende? Qu'elle apprenne que tu...╗ Marc n'eut
pas le temps d'achever que des milliers d'étoiles s'allumèrent
dans sa tête : le commandant lui avait envoyé une gifle du revers
de la main. Sa mère encore aveuglée par l'obscurité du
jardin montait les marches de la terrasse sans comprendre ce qui se passait.
Marc avala la grosse goule qui lui gonflait sa gorge et saisissant la
bouteille, remplit son gobelet. Il but d'un coup et délogeant d'un geste
le papillon de nuit de la frange de l'abat-jour, il l'attrapa, non avec son
poing, mais entre ses doigts. Fixant le commandant droit dans les yeux, il
s'envoya le papillon dans la bouche
et serra les mâchoires. L'instant d'après
il dévalait les marches pour aller vomir dans le jardin.
Une faible lumière éclairait la fenêtre de Riabov.
Il était vraisemblablement en train de lire, sa lampe de chevet
posée sur une chaise près de son lit pliant. Marc était
allongé sur un vieux matelas pneumatique sous les cerisiers. On avait
recouvert le matelas d'une couverture tatare en patchwork et d'un vieux caban.
A travers les branches écartées des arbres noirs, la Voie
Lactée se déversait sur les toitures basses du village.
Antarès brillait immobile au-dessus de la sombre silhouette d'une colline
lointaine. La lumière s'éteignit enfin dans la fenêtre de
Riabov et Marc se leva. Son corps chancela brusquement, son estomac se
contracta une fois de plus, mais dedans c'était vide et froid. Prenant
au passage un bocal d'eau et son livre, il monta prudemment les escaliers. A la
dernière marche, il s'arrêta. Les étoiles étaient
à portée de la main. Il y en avait au-dessus des toits, de la
steppe, des collines, de la mer toute proche. S'efforçant de ne pas
faire de bruit, il ouvrit la porte et regagna sa chambre. Il haïssait
cette heure où sa mère et Boris Nikolaévitch restaient
seuls dans la grande pièce du rez-de-chaussée. Il
commençait par entendre la voix de sa mère, qui semblait
mécontente, suivie d'un silence grandissant. Dans ce silence, survenait
le grincement du lit qui devenait de plus en plus distinct à mesure
qu'il s'amplifiait, puis lui parvenait la voix de sa mère qui semblait
souffrir, comme si on l'opérait sans anesthésie ou comme si elle
délirait. Il se rappelait l'avoir entendue un jour se démener et
geindre dans son délire pendant une rechute de malaria. Mais le plus
horrible, c'était ce grincement mécanique qui accompagnait les
gémissements de sa mère : il devenait de plus en plus rapide,
passait au galop puis, au moment où sa mère, comme
débarrassée enfin de sa douleur, poussait un sanglot, cessait
complètement. Un peu plus tard, c'était un ricanement du
commandant suivi d'un claquement des pieds nus vers la fenêtre et du
frottement d'une allumette humide contre la boîte. D'habitude Marc
s'endormait à ce moment-là.
Sans allumer la lumière, Marc essaya de remettre de l'ordre sur
sa paillasse. Les draps s'entassaient contre le mur, l'oreiller était
par terre. Le parfum léger de la peau de Lara et du lait caillé
se devinait à peine, chassé par une odeur nouvelle, acre et
étrangère. Marc se coucha à plat ventre mais se retourna
aussitôt sur le dos. Un moustique s'étourdissait de susurrations
dans le noir. En bas, il entendit comme un bruit de chute suivi des longs
gémissements de sa mère. Marc en eut des fourmis dans le dos. Il
enfouit la tête sous l'oreiller, mais ne resta pas longtemps ainsi. Une
demi-heure, peut-être, ou quarante minutes. Enfin la porte du bout claqua
sourdement et il émergea. Sa mère avait regagné sa
chambre. Ils dormaient toujours séparément. Boris
Nikolaévitch ronflait comme un tuyau d'orgue. L'étoile qui
brillait dans l'encadrement de la fenêtre éclairait autant que la
lune. Marc arrêta ses yeux sur elle et la chambre cessa de vaciller. Il
resta ainsi sans penser à rien jusqu'à ce que Mars, arrivé
au montant de la fenêtre, n'eût perdu tout son éclat puis ne
disparût tout à fait après s'être
reflété dans l'autre battant. Alors Marc se leva, enfila son
T-shirt et sortit sur la pointe des pieds sur le palier. On entendait le bruit
des vagues sur la plage et les stridulations de quelques rares cigales dans la
steppe. En regardant attentivement où il mettait les pieds, il descendit
jusqu'à la terrasse. Le tube de colle se trouvait sous une serviette
sale. Il ouvrit doucement la porte qui conduisait dans la maison. Elle tenta de
grincer mais, d'un mouvement brusque, il l'ouvrit toute grande, ce qui ne
provoqua qu'un bref bruit sec. La porte de la grande pièce était
ouverte, elle. Posant sans bruit ses pieds sur le tapis usé, Marc fit
quelques pas vers le lit. Le commandant ronflait doucement couché sur le
dos. La place de sa mère était vide mais l'oreiller gardait
encore le creux qu'y avait fait sa tête. Dans la pièce, une odeur
aigre se mêlait à celle de la fumée de tabac et de la
poussière. La lune qui venait de se montrer déversait sa
lumière bleue sur les vêtements éparpillés, le poste
de radio près du lit, le lit lui-même. Mais le visage du
commandant, menton relevé et bouche ouverte, était dans l'ombre.
Marc se glissa derrière
le chevet du lit. Entre le dossier métallique
orné de grosses boules et le mur, il y avait bien un mètre et
demi. Tout à coup la main du commandant s'anima, se leva, gratta la
poitrine velue puis retomba sur la couverture. Debout dans l'ombre, Marc ne
détachait pas son -regard de la bouche ouverte. La couronne dorée
avait l'éclat terne de l'argent. Une touffe de poils pointait des trous
du nez. La lèvre supérieure frémissait
légèrement.
Sans regarder, Marc dévissa le capuchon, saisit le tube à
pleine main comme une raquette de tennis et l'approcha du visage du commandant.
L'espace d'un instant, il lui sembla que les paupières tremblaient. Mais
soudain le bruit d'un moteur de moto qu'on mettait en marche retentit.
L'allumage avait des ennuis, le bruit cessa, puis reprit de nouveau. Le moteur
finit par démarrer. Le commandant ronflait à pleins poumons. D'un
seul mouvement, Marc retourna le tube et le pressa de toutes ses forces en
essayant de viser avec précision entre les dents. Il ne voyait pas le
jet mais sentit le tube maigrir de moitié. Au même instant la
tête du commandant, après un brusque mouvement de
côté, se suréleva. Heurtant les dents avec le tube, Marc le
vida de ce qui restait et recula vers le mur entraînant à sa suite
de longs Fils de colle. A présent le commandant était assis dans
ses oreillers en secouant la tête, comme s'il donnait des coups de cornes
dans le vide aux reflets lunaires. Son corps se raidit, sa poitrine se dilata,
on entendit une espèce de toux et il retomba à la renverse, venant
cogner de sa tête contre les barreaux métalliques du lit. Entre
ses lèvres bouffies au bords retournés surgit soudain une bulle
élastique qui se mit à gonfler ; les yeux s'ouvrirent, mais leur
regard était aveugle ; la toux franchit l'obstacle et un sang noir gicla
de la bulle crevée. Une deuxième bulle apparut dans la masse
sanglante qu'était la bouche et atteignit la grosseur d'une noix ; un
filet de sang, se séparant en deux ruisseaux, s'échappa du nez ;
essayant de se soulever, le commandant s'agrippa des deux mains au lit mais
retomba assis ; il secouait la tête et sifflait, puis il s'enfonça
la main dans la gorge et en tira de longs fils de colle. Il tournait maintenant
la tête, en s'étranglant, et en semblant saluer quelqu'un, puis il
glissa sur le côté. Sous les draps, Marc entendit partir un coup
de feu intestinal. A présent l'oreiller était tout noir de sang
et adhérait en craquant à la tête retombée. Une
grosse machine qui semblait ne plus pouvoir s'arrêter glougloutait
à l'intérieur du commandant. Une toute petite bulle sortit
furtivement du nez, grossit puis se dégonfla soudain. Entraînant
l'oreiller collé à son visage, Boris Nikolaévitch
s'affaissa sur le côté ; ses jambes glissèrent du lit et se
raidirent ; le corps eut un grand soubresaut et Marc entendit éclater
quelque chose. La main qui serrait le bord métallique du lit lâcha
prise.
Marc sortit sur la terrasse. La lune avait posé sa
lumière morte sur les feuilles de vigne. De la corde, il décrocha
en tirant dessus sa serviette humide, la jeta sur son épaule et sortit
dans la ruelle. Le village dormait. Enfouis dans la poussière chaude,
les chiens dormaient aussi, se contenant parfois de tourner la tête pour
gronder sourdement à tout hasard. Sur la plage, les galets
s'étaient refroidis et faisaient froid aux pieds. Mais l'eau
était chaude comme du lait frais et lorsqu'il y entra, elle
l'enlaça tendrement, s'enroula autour de ses genoux, puis de ses
hanches, lui donna un léger coup au bas-ventre. Il plongea, et lorsqu'il
remonta à la surface, sous l'action de ses mains l'eau vive noire
s'alluma de mille feux, faisant valser dans ses petites vagues les
étoiles basses de l'été.
аааааааааааааааааааааааааааааааааааааааааа * * * * *
а 2. Nom familier donné à
Leningrad (Petersbourg)ааа par ses
habitants (NdT)
аааа 3. Diminutif de
Sofia (NdT)
аааа 4.
Geste signifiant лboire un coup╗ (NdT)
аааа 5. Association
regroupant les écrivains (NdT)
аааа 6. En
français dans le texte (NdT)
аааа 7.
Filles de 9 à 15 ans, membres de l'organisation des pionniers (NdT)
аааа 8.
Membres des jeunesses communistes, âgées de plus de 14 ans (NdT)